Ce genre d’oracle avait été bien meilleur, songea-t-il. Ces avenirs étaient prétextes à interprétations et débats, pas comme les réalités froides et dures que le monde avait connues récemment.
Ils s’étaient également rendus à Épidaure, un grand cirque creusé dans le paysage, avec ses gradins en cercles concentriques. Ils y avaient vu jouer Œdipe Tyrannos. Il avait refusé de faire comme les touristes qui appelaient la pièce Œdipes Rex. C’était la traduction latine du texte, et en tant que Grec cela l’irritait.
La pièce se jouait en grec ancien. Elle aurait aussi bien pu être déclamée en chinois, pour ce que Théo comprenait des dialogues. Mais ils avaient étudié l’histoire en classe et il savait ce qui se passait. Le futur d’Œdipe lui avait été révélé : il épouserait sa mère et assassinerait son père. Et Œdipe, comme Théo, avait pensé qu’il pourrait changer sa destinée. Préparé par la connaissance de ce qu’il était supposé faire, eh bien, il avait simplement évité de commettre ces horreurs et il avait connu une vie longue et paisible avec sa reine, Jocaste.
Mais Jocaste était en vérité sa propre mère et l’homme qu’Œdipe avait tué des années plus tôt lors d’une querelle sur la route de Thèbes, cet homme n’était autre que son père.
Sophocle avait écrit sa version de l’histoire d’Œdipe deux mille quatre cents ans plus tôt, mais les élèves continuaient à l’étudier car c’était le plus grand exemple d’ironie tragique dans la littérature occidentale. Et que pouvait-il y avoir de plus ironique qu’un Grec confronté au dilemme des anciens : un futur prophétisé, une fin tragique déjà connue, un destin inévitable ? Dans la tragédie grecque, chaque héros avait une hamartia — un défaut fatal — qui rendait sa chute inévitable. Chez certains, l’hamartia était évidente : cupidité, concupiscence ou une inaptitude à respecter la loi.
Mais quel avait été le défaut fatal d’Œdipe ? Quelle facette de son personnage l’avait mené à sa perte ?
En classe, ils en avaient discuté longuement. La forme narrative qu’employaient les tragédiens de la Grèce antique était assez rigide : il y avait toujours une hamartia.
Et Œdipe était… Qu’était-il ?
Pas cupide, stupide ou lâche…
Non, s’il avait un défaut, c’était l’arrogance, cette conviction intime qu’il pouvait contrecarrer la volonté des dieux.
Mais, avait protesté le jeune Théo de l’époque, c’était là un argument faussé. Théo avait toujours été le logicien, avec assez peu de goût pour les lettres classiques, il devait l’admettre. Donc, selon lui, l’arrogance d’Œdipe n’était prouvée que dans la volonté de ce dernier d’échapper à son destin. Si celui-ci avait été moins terrible, il n’aurait jamais eu à se rebeller contre lui et, en conséquence, Œdipe n’aurait jamais été taxé d’arrogance.
Non, avait répondu son professeur, son arrogance était perceptible dans mille petites choses qu’il faisait pendant la pièce. En fait, avait-elle dit d’un ton sarcastique, bien que son nom signifie « Pieds gonflés » — allusion aux séquelles persistantes après que son père lui eut ligoté les pieds et l’eut abandonné, alors qu’il n’était qu’un enfant, en espérant sa mort —, on pouvait aussi bien l’appeler « Tête gonflée ».
Mais Théo ne le voyait pas ainsi. Il ne voyait pas l’arrogance, pas plus que la condescendance. Pour lui Œdipe, qui avait résolu l’énigme vexante du Sphinx, était une intelligence imposante, un grand penseur. Exactement ce que Théo estimait être.
L’énigme du Sphinx : « quel est l’animal qui a quatre pieds au matin, deux à midi et trois au soir ? » Mais l’homme, bien sûr, qui dans son enfance se traîne sur ses pieds et ses mains, à l’âge adulte se tient debout, et s’aide d’un bâton dans sa vieillesse. Quel bel exemple de raisonnement incisif de la part d’Œdipe !
Mais à présent Théo ne vivrait jamais assez vieux pour avoir besoin d’une canne et il ne verrait jamais le crépuscule de son espérance de vie normale. Non : il serait assassiné en pleine force de l’âge… comme le véritable père d’Œdipe, Laïos, qui avait été laissé mort sur le bord d’une route.
À moins, bien sûr, qu’il parvienne à modifier le futur. À moins qu’il puisse se jouer des dieux et éviter sa destinée.
De l’arrogance ? songea-t-il. De l’arrogance ? Quelle blague.
L’avion entama sa descente dans le ciel nocturne d’Athènes.
— Tes parents ont depuis longtemps réservé leurs places d’avion pour venir à Genève, ma mère aussi, dit Michiko. Si nous ne devons pas aller jusqu’au mariage, il faut prévenir les gens. Tu dois prendre une décision.
— Que veux-tu faire ? demanda Lloyd pour gagner du temps.
— Qu’est-ce que je veux faire ? répliqua Michiko, qui semblait abasourdie par cette question. Je veux me marier. Je ne crois pas en un futur immuable. Les visions ne deviendront réalité que si nous faisons en sorte qu’il en soit ainsi. Si tu en fais des prophéties défaitistes qui se réaliseront forcément.
La balle était de nouveau dans le camp de Lloyd. Il haussa les épaules.
— Je suis tellement désolé, chérie. Vraiment, je le suis, mais…
— Écoute, coupa-t-elle pour qu’il ne prononce pas des mots qu’elle refusait d’entendre. Je sais que tes parents ont commis une erreur. Mais pas nous.
— Les visions…
— Pas nous, dit-elle avec fermeté. Nous nous convenons parfaitement. Nous sommes faits l’un pour l’autre.
Lloyd resta silencieux quelques secondes. Finalement, d’un ton doux, il revint à la charge :
— Tu as déjà dit que peut-être j’acceptais trop facilement l’idée que le futur est immuable. Mais ce n’est pas vrai. Je ne cherche pas un moyen d’éviter de me culpabiliser et certainement pas un moyen d’éviter de me marier avec toi. Mais d’après mes connaissances en physique la seule conclusion possible est que ces visions sont réelles. Les mathématiques sont bien absconses, je te l’accorde, mais elles constituent une excellente base théorique pour soutenir l’interprétation de Minkowski.
— La physique peut évoluer en vingt et un ans, répliqua-t-elle. Il y avait beaucoup de choses auxquelles on croyait en 1988 et qu’aujourd’hui nous savons fausses. Un nouveau paradigme, un nouveau modèle pourraient remplacer Minkowski ou Einstein.
Lloyd ne savait que répondre.
— Ça peut arriver, insista Michiko.
Il s’efforça de conserver un ton posé.
— J’ai besoin… j’ai besoin de plus que la ferveur de ton souhait. Il me faut une théorie solide qui puisse expliquer pourquoi les visions sont autre chose que le seul futur immuable… Un futur dans lequel nous ne sommes pas censés être ensemble.
— Bon, d’accord, dit-elle d’une voix où commençait à percer le désespoir, d’accord, peut-être que les visions concernent un futur réel — mais pas en 2030.
Lloyd savait qu’il ne devrait pas pousser le sujet plus avant, que Michiko était vulnérable, et lui aussi, bon sang ! Mais il fallait qu’elle voie la réalité en face.
— Les preuves puisées dans les journaux semblent très concluantes, dit-il doucement.
— Non… non, pas du tout, répondit-elle, de plus en plus inflexible. Elles ne le sont pas vraiment. Les visions pourraient appartenir à un futur beaucoup plus lointain.
— Que veux-tu dire ?
— Tu sais qui est Frank Tipler ?
Il fronça les sourcils sans répondre.