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— Il a écrit Physique de l’immortalité, précisa-t-elle.

— Physique de quoi ?

— De l’immortalité. La vie éternelle. C’est ce que tu as toujours voulu, non ? Disposer de tout le temps au monde pour faire toutes les choses que tu veux faire. Eh bien, Tipler dit qu’au point Oméga — la fin du temps — nous serons tous ressuscités et que nous vivrons éternellement.

— Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?

— Je reconnais que ç’a l’air d’un bien gros bobard, dit-elle. Mais il présente un très bon argumentaire en appui.

— Oh ? fit Lloyd, et cette seule syllabe exprimait à merveille l’étendue de son scepticisme.

— Il dit que la vie fondée sur l’informatique finira par supplanter la vie biologique et que les aptitudes à traiter l’information continueront à se développer année après année, jusqu’à un certain point, situé dans un lointain futur, où aucun problème informatique concevable ne sera impossible à solutionner. Il n’y aura rien que cette future vie informatisée n’aura pas la puissance et les ressources de calculer.

— Ben, supposons…

— Or, prends une description exacte, spécifique de chaque atome composant un corps humain : de quel type il est, à quelle place il se trouve, et quelles sont ses relations avec les autres atomes du corps. Si tu possédais ce savoir, tu pourrais ressusciter une personne dans son intégralité : un double parfait, jusqu’aux souvenirs uniques stockés dans le cerveau et la séquence exacte de nucléotides qui constituent son ADN. Tipler dit que, dans un lointain futur, un ordinateur suffisamment perfectionné pourra aisément te recréer, simplement en construisant un simulacre qui soit le reflet des mêmes informations : les mêmes atomes à la même place.

— Mais il n’y a aucun enregistrement des composants de ma personne. Tu ne peux pas me reconstruire sans, je ne sais pas, une sorte de scan de moi… quelque chose comme ça.

— C’est sans importance. Tu pourrais être reproduit sans aucune info spécifique te concernant.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— D’après Tipler, un être humain est constitué d’environ cent dix mille gènes actifs. Ce qui signifie que toutes les permutations possibles de ces gènes — tous les êtres humains biologiquement distincts qui pourraient exister — s’élèveraient à un nombre d’individus différents d’environ dix puissance dix puissance six…

— Une simulation de dix puissance dix puissance six êtres humains ? fit Lloyd. Allons !

— Tout découle du fait que tu as des aptitudes de traitement de l’information essentiellement infinies, dit Michiko. Il peut y avoir des tas d’humains possibles, mais leur nombre est un nombre fini.

— A peine fini.

— Il existe aussi un nombre fini d’états possibles de la mémoire. Avec une capacité de stockage suffisante, non seulement tu pourrais reproduire n’importe quel être humain, mais aussi tous les souvenirs possibles que chacun d’entre eux pourrait avoir.

— Mais il faudrait un humain simulé pour chaque état possible de la mémoire, dit Lloyd. Un dans lequel j’ai mangé une pizza hier soir ; ou au minimum qui se souvient d’avoir fait ça. Un autre dans lequel j’ai mangé un hamburger. Et cetera, et cetera, adnauseum.

— Exactement. Mais Tipler dit que tu pourrais reproduire tous les humains qui pourraient jamais exister et tous les souvenirs possibles qu’ils pourraient jamais avoir, dans dix puissance dix puissance vingt-trois différents exemplaires.

— Dix puissance dix puissance…

— Dix puissance dix puissance vingt-trois.

— C’est de la démence, dit Lloyd.

— C’est une quantité finie. Et tout pourrait être reproduit sur un ordinateur suffisamment perfectionné.

— Mais pourquoi quelqu’un ferait-il ça ?

— Eh bien, Tipler dit que le point Oméga nous aime et que…

— Nous aime ?

— Tu devrais réellement lire son bouquin. Il rend sa théorie beaucoup plus raisonnable que je sais le faire.

— Il a foutrement intérêt, fit Lloyd, pince-sans-rire.

— Et souviens-toi que l’écoulement du temps se ralentit à mesure que l’univers approche de la fin, s’il doit finir par s’effondrer dans un Big Crunch…

— La plupart des études indiquent que ça ne se produira pas, tu sais. Il n’y a pas assez de masse, même si l’on prend en compte la matière noire, pour clore l’univers.

— Mais s’il s’effondre bien, le temps sera tellement prolongé que l’univers semblera prendre une éternité pour le faire. Et ça signifie que les humains ressuscités sembleront vivre éternellement. Ils seront immortels.

— Oh, allons donc. Un jour, si j’ai de la chance, je décrocherai peut-être le Nobel. Mais c’est à peu près ce qui se rapproche le plus de l’immortalité qu’on puisse espérer.

— Pas selon Tipler, dit Michiko.

— Et tu gobes sa théorie ?

— Pas dans son intégralité. Mais même si tu mets de côté les sous-entendus religieux, ne pourrais-tu envisager un futur très, très lointain dans lequel… je ne sais pas, un étudiant qui s’ennuie en cours décide de simuler tous les humains possibles et tous les états de mémoire possibles ?

— Je suppose. Peut-être.

— En fait, il n’a pas à simuler tous les états possibles. Il pourrait en simuler un seul, pris au hasard.

— Oh, je vois. Et tu vas me dire que ce dont nous avons fait l’expérience — les visions — ne sont pas le futur réel dans vingt et un ans, mais plutôt qu’elles viennent d’une expérience scientifique menée dans ce lointain futur. Une simulation, un enregistrement possible. Un seul parmi les futurs infinis… excuse-moi : parmi les futurs presque infinis.

— Exactement !

Lloyd eut une moue ouvertement sceptique.

— C’est très difficile à avaler.

— Ça l’est réellement ? Est-ce plus difficile à avaler que l’idée que nous avons entrevu notre futur, et que ce futur est immuable, que même le fait de le connaître à l’avance ne suffira pas à nous permettre d’empêcher ce futur de se réaliser ? Enfin, voyons ! Si dans ta vision tu te vois en Mongolie dans vingt et un ans, pour annuler la réalité de cette vision il suffit de ne pas te rendre en Mongolie. Tu ne prédis quand même pas que tu seras obligé d’aller là-bas, contre ton gré ? Tu as sûrement un peu de volonté.

Lloyd fournissait de gros efforts pour conserver son calme. Il était habitué aux débats scientifiques houleux avec d’autres personnes, mais pas avec Michiko. Même un débat intellectuel avait une dimension personnelle.

— Si la vision te situe en Mongolie, tu finiras par te retrouver là. Oh, tu peux tout à fait avoir la ferme intention de ne pas t’y rendre, mais ça arrivera, et sur le moment ça te paraîtra très naturel. Tu le sais aussi bien que moi, les êtres humains sont très peu doués pour la réalisation de leurs désirs. Tu peux faire aujourd’hui le serment que tu vas te mettre au régime et avoir l’intention de le continuer dans un mois, mais, curieusement et sans que tu aies l’impression de n’avoir aucun libre arbitre, tu peux très bien te retrouver à ne plus faire ce régime dans un mois.

Michiko prit un air soucieux.

— Tu penses que je devrais faire un régime ? (Mais elle sourit.) Je plaisante.

— Mais tu comprends ce que je veux dire. Il n’y a aucune preuve, même à court terme, que nous puissions éviter les choses par un simple acte de volonté. Alors pourquoi devrions-nous penser que dans plusieurs décennies nous aurons plus de détermination personnelle ?