— Oh ! allons ! Les scientifiques peuvent bien être curieux de savoir si le résultat est reproductible, mais qui d’autre s’en soucierait ? Pourquoi le monde l’autoriserait ? À moins, bien sûr, qu’ils aient besoin de reproduire les résultats afin de pouvoir accuser le CERN, ou moi.
— Tu ne réfléchis pas, Lloyd, dit Michiko. Tout le monde veut voir de nouveau dans le futur. Nous sommes loin d’être les seuls à avoir un tas de questions sans réponses après la première vision. Les gens veulent savoir ce que demain leur réserve. Si tu leur dis que tu peux leur permettre d’entrevoir l’avenir une nouvelle fois, personne ne s’opposera à toi. Au contraire, on remuera ciel et terre pour que tu puisses le faire.
Il resta calme, à envisager cette hypothèse.
— Tu le penses vraiment ? dit-il enfin. J’aurais plutôt cru qu’il y aurait de multiples oppositions.
— Non, tout le monde est curieux. Toi, tu ne veux pas savoir qui était cette femme ? (Une pause.) Tu ne veux pas savoir avec certitude qui est le père de la fillette avec qui je me trouvais ? Par ailleurs, si tu te trompes sur l’immuabilité du futur, alors nous verrons peut-être tous quelque chose de complètement différent, un futur dans lequel Théo ne se fait pas assassiner. Ou bien nous entrapercevrons un autre moment, à une autre date, dans cinq ans, ou cinquante. Mais le fait est qu’il n’y a pas une personne sur cette planète qui ne souhaiterait pas avoir une deuxième vision.
— Je n’en suis pas si sûr…
— Alors envisage les choses sous cet angle : tu laisses la culpabilité te torturer. Si tu essaies de reproduire le Flashforward et que tu échoues, alors le LHC n’y est pour rien, finalement. Et tu peux te détendre.
— Tu as peut-être raison, dit Lloyd. Mais comment obtenir l’autorisation de renouveler l’expérience ? Et qui serait en mesure de la donner ?
Michiko haussa les épaules.
— La ville la plus proche est Genève. Elle est célèbre pour quoi ?
Le visage de Lloyd se ferma pendant qu’il passait en revue les différentes réponses possibles. Et la bonne s’imposa très vite à lui : la Société des Nations, ancêtre des Nations unies, avait été créée là en 1920.
— Tu suggères que nous portions l’affaire devant les Nations unies ?
— Oui. Tu pourrais te rendre à New York et présenter ton projet.
— Les Nations unies n’arrivent jamais à se mettre d’accord sur quoi que ce soit, fit-il remarquer.
— Ils seront d’accord sur ta proposition, affirma Michiko. Elle est trop séduisante pour être repoussée.
Théo avait parlé à ses parents et aux voisins de sa famille, mais personne ne semblait avoir de renseignement utile concernant sa future mort. Aussi prit-il le vol 7117 d’Olympic vers l’aéroport international de Genève, à Cointrin. À l’aller, Franco délia Robbia l’avait déposé, mais pour le retour il prit un taxi et regagna directement le CERN. On ne lui avait rien servi à bord et il décida d’aller à la cafétéria du centre de contrôle du LHC afin de manger un bout. Dès qu’il entra dans la salle, il repéra Michiko Komura assise seule à une table, au fond. Il prit une petite bouteille de jus d’orange, un plat de saucisses, et se dirigea vers elle. Au passage il entendit plusieurs groupes de physiciens qui grignotaient en discutant des différentes théories qui pouvaient expliquer le Flashforward et il comprit pourquoi la jeune femme préférait s’isoler : la dernière chose qu’elle pouvait souhaiter était d’entendre parler de l’événement qui avait causé la mort de sa fille.
— Salut, Michiko, fit-il.
Elle leva les yeux vers lui.
— Oh, salut, Théo. Contente de vous revoir.
— Merci. Je peux m’asseoir ?
Elle lui désigna la chaise vide qui lui faisait face.
— Comment s’est passé le voyage ?
— Je n’ai pas appris grand-chose, dit-il, et il se serait volontiers cantonné à cette réponse, mais c’était elle qui avait posé la question. Dimitrios, mon frère… il dit que la vision a ruiné ses rêves. Il veut devenir un grand écrivain, mais il semble qu’il ne percera jamais.
— C’est triste, commenta-t-elle.
— Et vous, comment va ? dit Théo. Vous tenez le coup ?
Elle écarta un peu les bras, comme s’il n’y avait pas de réponse facile à cette question.
— Je survis. Il m’arrive de passer plusieurs minutes d’affilée sans penser à Tamiko.
— Je suis vraiment désolé, lui dit Théo, pour la centième fois peut-être. Et sinon ?
— Ça va.
— Ça va, c’est tout ?
Michiko mangeait une quiche au bleu de Gex. Elle avait à moitié bu son gobelet de thé. Elle en avala une autre gorgée pour prendre le temps de rassembler ses esprits.
— Je ne sais pas. Lloyd… il n’est plus sûr de vouloir que nous nous mariions.
— Vraiment ? Mon Dieu !
Elle regarda aux alentours pour s’assurer qu’ils étaient hors de portée d’oreilles indiscrètes. La personne la plus proche était séparée d’eux par quatre tables et elle était absorbée dans sa lecture. Avec un soupir, la Japonaise fit une petite moue.
— J’aime Lloyd et je sais qu’il m’aime. Mais il ne peut pas se remettre de la possibilité que notre mariage ne dure pas.
Théo ne fit rien pour dissimuler son étonnement.
— Eh bien, il vient d’une famille brisée. Le divorce a été assez dur, à ce qu’il paraît.
Elle acquiesça.
— Je sais. Je m’efforce de le comprendre. Vraiment… Comment a été le mariage de vos parents ?
La question le prit au dépourvu et il lui fallut un temps pour répondre.
— Réussi, je suppose. Ils semblent être toujours heureux ensemble. Mon père n’a jamais été très démonstratif, mais ça n’a pas l’air de gêner ma mère.
— Le mien est mort, dit Michiko. C’était le Japonais typique de sa génération. Il gardait tout à l’intérieur et son travail était toute sa vie… Une crise cardiaque à quarante-sept ans. J’en avais vingt-deux.
Théo chercha les mots qui convenaient.
— Je suis sûr qu’il serait très fier de vous s’il avait vécu pour voir ce que vous êtes devenue.
La jeune femme lui donna l’impression de prendre ce commentaire au sérieux et non comme une platitude polie.
— Peut-être. Mais il était très traditionaliste dans sa façon de voir les choses et pour lui les femmes ne pouvaient pas embrasser une carrière d’ingénieur.
Théo ne répondit pas immédiatement. Il ne savait pas grand-chose de la culture japonaise. Il y avait des congrès au Japon auxquels il aurait pu assister, mais s’il avait voyagé dans toute l’Europe, aux États unis une fois et à Hong Kong pendant son adolescence, il n’avait jamais éprouvé l’envie de visiter ce pays. Mais Michiko était tellement fascinante : le moindre de ses gestes, de ses expressions, sa façon de parler, son sourire et la manière dont elle plissait son petit nez, son rire mélodieux… Comment pouvait-il être fasciné par elle et indifférent à sa culture ? Ne devrait-il pas désirer en savoir plus sur son peuple, sur son pays, sur tous les aspects du creuset dont elle était issue ?
Ou devait-il seulement être honnête et voir la vérité en face : son intérêt était purement sexuel. Michiko était indéniablement séduisante, mais le CERN comptait trois mille employés, dont la moitié étaient des femmes. Ce n’était pas la seule jolie fille qu’il croisait ici.
Et pourtant il y avait quelque chose de spécial chez elle, quelque chose de différent. Et puis, elle était manifestement attirée par les Occidentaux…
Non, ce n’était pas cela. Ce n’était pas ce qui la rendait fascinante. Pas quand il allait au fond des choses, sans chercher d’excuses. Le plus fascinant chez elle, c’était qu’elle ait jeté son dévolu sur Lloyd Simcoe, le partenaire de Théo. Ils étaient tous les deux célibataires et disponibles. Lloyd avait dix ans de plus que la jeune femme. Théo huit de moins qu’elle.