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Ce n’était pas comme si Théo avait été une sorte de drogué du travail alors que Lloyd s’arrêtait dès qu’il y avait le parfum d’une rose à humer. Le Grec louait souvent un dériveur pour faire de la voile sur le lac Léman. Il jouait au croquet et au badminton dans les équipes du CERN. Il prenait le temps d’aller écouter du jazz au Chat Noir de Genève, et allait voir des pièces de théâtre à L’Usine. Parfois même il faisait un tour au Grand Casino.

Et cette femme fascinante, belle, intelligente avait choisi Lloyd, l’archétype de l’homme rangé.

Et à présent, il semblait bien que ce même Lloyd n’était pas décidé à se marier avec elle.

Ce n’était certainement pas une raison suffisante pour la désirer lui-même. Mais le cœur n’entrait pas dans le cadre de la physique et on ne pouvait prédire ses réactions. Il la désirait, oui, et si Lloyd la laissait lui échapper, eh bien…

Théo finit par répondre à la remarque de la jeune femme sur les réticences de son père à la voir devenir ingénieur.

— Il devait quand même admirer votre intelligence, non ?

— Bah, pour ce que j’ai pu constater dans son comportement, je suppose que oui. Mais il n’aurait pas approuvé mon mariage avec un Occidental.

Le cœur de Théo s’arrêta de battre pendant une seconde. Mais il n’aurait pu dire si c’était pour Lloyd ou lui-même.

— Oh, souffla-t-il.

— Il n’avait pas confiance en l’Occident. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais c’est très à la mode au Japon, ces jeunes qui portent des vêtements décorés de phrases imprimées en anglais. Peu importe quel sens elles ont, l’important est qu’elles donnent l’impression qu’on est au diapason de la culture américaine. En fait ces slogans sont plutôt amusants quand on parle couramment l’anglais. « Consommer avant : voir date sur le fond de la boîte », « Manier avec précaution », « En vue de former un oignon plus parfait »[2]. (Elle sourit et son nez adorable se plissa.) « Oignon ». Je n’ai pas pu m’arrêter de rire la première fois que j’ai vu celle-là. Mais un jour je suis revenue à la maison avec une chemise décorée de mots anglais — juste des mots, même pas une phrase, des mots de couleurs variées sur un fond noir : « ketchup », « sait », « pepper », « mustard », et « delicious ». Mon père m’a punie.

Théo s’efforça de donner l’impression qu’il sympathisait, mais il se demandait surtout quelle forme avait prise la punition. Plus d’argent de poche ? Mais les Japonais en donnaient-ils à leurs enfants ? Elle avait été consignée dans sa chambre ? Il décida de ne pas poser la question.

— Lloyd est quelqu’un de bien, dit-il.

Il avait parlé sans penser avant au sens des mots. Peut-être provenaient-ils d’un sentiment inné de fair-play chez lui, en quel cas il était heureux d’apprendre qu’il le possédait.

Michiko réfléchit un moment. Elle avait cette façon très personnelle de chercher en chaque commentaire la vérité qu’il pouvait recéler.

— Oh oui, dit-elle, c’est quelqu’un de très bien. Il s’inquiète parce que cette vision stupide semble prouver que notre mariage ne durera pas éternellement. Mais il y a tant de choses dont je sais que je n’aurai jamais à me soucier si je suis avec lui. Il ne me frappera pas, c’est sûr. Il ne m’humiliera jamais, ne me mettra jamais dans l’embarras. Et il a un véritable don pour se souvenir des détails. Il y a des mois, je lui ai dit les prénoms de mes nièces, en passant. Ils sont revenus dans la conversation la semaine dernière et il les a cités instantanément. Alors je peux être certaine qu’il n’oubliera pas la date à laquelle nous nous sommes mis ensemble, ni celle de mon anniversaire. J’ai déjà connu des hommes, japonais et étrangers, mais il n’y en a jamais eu un avec lequel je me suis sentie autant en confiance, avec la certitude qu’il sera toujours gentil et affectueux.

Théo n’était pas très à l’aise. Il estimait être quelqu’un de bien, lui aussi, et il n’aurait jamais levé la main sur une femme. Mais bon, il avait hérité du mauvais caractère de son père, il ne pouvait le nier. Et dans une discussion, il lui arrivait de dire des choses destinées à blesser son contradicteur. D’ailleurs, un jour quelqu’un le haïrait suffisamment pour vouloir le tuer. Est-ce que Lloyd, Lloyd le gentil garçon, éveillerait jamais ce genre de sentiments chez un autre être humain ?

Théo secoua la tête doucement, pour chasser ces pensées.

— Vous avez fait le bon choix, dit-il.

Michiko inclina la tête pour montrer qu’elle le remerciait du compliment.

— Lloyd aussi, ajouta-t-elle.

La réflexion surprit Théo. Cette immodestie ne ressemblait pas à la Japonaise. Mais ses paroles suivantes dissipèrent le malentendu.

— Il n’aurait pas pu choisir meilleur partenaire.

Je n’en suis pas aussi sûr, songea le jeune homme, mais il se garda bien de le dire.

Il ne pouvait poursuivre Michiko de ses assiduités, bien sûr. Elle était fiancée à Lloyd.

Et puis…

Ce n’était pas à cause de ses yeux magnifiques, ensorcelants.

Ce n’était même pas par jalousie ou fascination née de son choix de Lloyd et non de lui.

Au plus profond de lui-même, il connaissait la raison de l’intérêt soudain qu’il ressentait pour elle. Il imaginait que s’il s’embarquait dans une vie complètement nouvelle, s’il prenait un tournant décisif, qu’il faisait quelque chose de complètement imprévisible, comme de s’enfuir et de se marier avec la fiancée de son partenaire, alors d’une certaine façon ce serait comme adresser un bras d’honneur au destin et cela changerait son futur de manière tellement radicale que jamais il ne finirait face au canon d’une arme chargée.

Michiko possédait une intelligence incroyable et elle était très, très belle. Mais il ne chercherait pas à la séduire. Agir ainsi serait une folie.

Théo fut surpris quand un rire bas monta dans sa gorge ; mais c’était très amusant, d’une certaine façon. Peut-être Lloyd avait-il raison : peut-être l’univers entier n’était-il qu’un bloc solide, avec un temps immuable. Oh, Théo avait envisagé un acte délirant, mais après une très courte réflexion il en était arrivé au même point que si l’idée ne lui était jamais venue.

Le film de sa vie continuait à se dérouler, image après image déjà enregistrée.

Chapitre 21

Michiko et Lloyd avaient prévu de ne pas s’installer ensemble avant le mariage, mais, à part pendant le séjour de la jeune femme à Tokyo, elle avait passé toutes les nuits chez lui depuis la mort de Tamiko. De fait, elle n’était allée chez elle que deux fois, et brièvement, depuis le Flashforward. Tout ce qu’elle avait vu là-bas était prétexte à pleurer : les petites chaussures de Tamiko sur la natte près de la porte, sa poupée Barbie perchée sur un des fauteuils, dans le salon (la fillette laissait toujours sa Barbie installée confortablement), ses peintures faites avec les doigts, collées à la porte du frigo par des aimants, et même l’endroit du mur où elle avait inscrit son nom au Magic Marker, et que Michiko n’avait jamais réussi à effacer totalement.

Ils étaient donc restés chez Lloyd, pour éviter tous ces souvenirs douloureux.

Mais il arrivait toujours à la Japonaise de se laisser aller et de regarder dans le vide. Lloyd ne supportait pas de la voir aussi triste, mais il n’y pouvait rien, il en avait conscience. Elle continuerait à avoir de la peine, probablement à jamais.

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2

Parodie du préambule de la constitution américaine : « Nous, Peuple des États-Unis, en vue de former une Union plus parfaite ». (NdT)