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— Regardez autour de vous et vérifiez que tous vos collègues de travail sont bien présents. Si quelqu’un que vous avez vu aujourd’hui n’est pas là, faites-le-moi savoir. Et si l’un ou l’une d’entre vous a besoin de soins médicaux immédiats, dites-le-moi aussi. Nous avons appelé pour avoir des ambulances.

Alors qu’il disait cela, Michiko réapparut à son côté. Elle était plus pâle qu’à l’accoutumée et quand elle parla, ce fut d’une voix tremblotante.

— Il n’y aura pas d’ambulance. Pas avant un certain temps, en tout cas. La permanence téléphonique des urgences m’a dit qu’elles sont toutes à Genève. Apparemment, tous les conducteurs des véhicules qui circulaient ont perdu connaissance. Ils ne peuvent même pas donner une estimation du nombre de tués.

Chapitre 2

Le CERN avait été créé cinquante-cinq ans plus tôt, en 1954. Son personnel de trois mille personnes était composé d’un tiers de physiciens et ingénieurs, d’un tiers de techniciens et d’un dernier tiers divisé également entre l’administration et les services.

Le Grand collisionneur de hadrons avait coûté quatre milliards d’euros pour être installé dans le même tunnel circulaire souterrain creusé à cheval sous la frontière franco-suisse qui abritait toujours le vieux Grand collisionneur électron-positron utilisé de 1989 à 2000. Le LHC utilisait des électroaimants supraconducteurs à double champ de dix teslas pour propulser les particules dans l’anneau géant. Le CERN possédait le système cryogénique le plus puissant au monde, avec de l’hélium liquide servant à refroidir les aimants à une température de un virgule huit degré Celsius au-dessus du zéro absolu.

Le Grand collisionneur de hadrons était en fait deux accélérateurs en un seul, l’un accélérant les particules dans le sens des aiguilles d’une montre, l’autre dans le sens opposé. On pouvait faire se percuter une particule allant dans une direction avec une autre allant dans l’autre direction, et alors…

Et alors, E = mc², et bingo.

L’équation d’Einstein dit simplement que la matière et l’énergie sont interchangeables. Si vous faites entrer en collision des particules à une vitesse suffisamment élevée, l’énergie cinétique dégagée par la collision peut être convertie en particules rares.

Le LHC était entré en service en 2008 et durant les premiers mois il avait effectué des collisions proton-proton, produisant des énergies qui atteignaient les quatorze billions d’électronvolts, ou quatorze TeV.

Mais il était temps maintenant de passer à la deuxième phase, et Lloyd Simcoe et Théo Procopides avaient dirigé l’équipe de la première expérience. Dans cette phase, au lieu d’opérer une collision entre protons, des noyaux de plomb — chacun deux cent dix-sept fois plus massif qu’un proton — se percuteraient. Les collisions résultantes produiraient mille cent cinquante TeV, soit l’équivalent du niveau de l’énergie dans l’univers seulement un milliardième de seconde après le Big Bang. A ce niveau d’énergie, Lloyd et Théo auraient dû obtenir le boson de Higgs, une particule que les physiciens recherchaient depuis un demi-siècle.

Au lieu de quoi ils avaient produit la mort et la destruction à une échelle ahurissante.

Gaston Béranger, directeur général du CERN, était un homme aussi trapu que poilu, au nez long et mince. Il était assis dans son bureau quand le phénomène avait eu lieu. C’était la pièce individuelle la plus spacieuse de tout le CERN, avec une longue table de réunion en bois en face de son bureau et un bar bien garni, aux dessertes en miroir. Béranger ne buvait pas. Enfin, il ne buvait plus. Il n’y avait rien de plus pénible qu’être alcoolique en France, où le vin coulait à flots lors de chaque repas. Gaston avait habité Paris avant d’être nommé au CERN. Mais quand les ambassadeurs venaient voir comment on dépensait leurs millions, il devait pouvoir leur servir un verre sans jamais montrer combien il aurait aimé se joindre à eux.

Lloyd Simcoe et son acolyte Théo Procopides tentaient leur grande expérience cet après-midi, avec le LHC. Gaston aurait pu réorganiser son emploi du temps pour s’y rendre en observateur, mais il y avait toujours quelque chose d’incontournable à faire. S’il se mettait à aller voir chaque utilisation des accélérateurs, il n’achèverait jamais rien. Par ailleurs, il devait préparer sa réunion du lendemain matin avec des représentants de Gec Alsthom et…

— Tu me ramasses ça !

Gaston Béranger n’avait aucun doute sur l’endroit où il se trouvait : c’était sa maison, sur la rive droite, à Genève. Les étagères Billy de chez Ikea étaient les mêmes, tout comme le canapé et le fauteuil. Mais le téléviseur Sony et son support avaient disparu. A la place, un écran plat était installé sur le mur au-dessus de la place du téléviseur. Pour l’heure, il retransmettait un match international de crosse. Une équipe était manifestement celle de l’Espagne, mais Gaston ne put identifier l’autre, au maillot vert et pourpre.

Un jeune homme venait d’entrer dans la pièce. Gaston ne le reconnut pas non plus. Le jeune homme avait jeté son blouson de cuir noir sur le bord du canapé et le vêtement avait glissé sur la moquette. Un petit robot à peine plus gros qu’une boîte à chaussures roula de sous la table et se dirigea vers le blouson. Gaston pointa un index rageur sur l’engin et aboya :

— Arrêt !

Le robot s’immobilisa puis, après un moment, battit en retraite sous la table.

Le jeune homme se retourna. Il pouvait avoir dix-neuf ou vingt ans. Sa joue droite s’ornait d’une sorte de tatouage animé représentant un éclair qui zigzaguait en cinq sauts discrets, puis recommençait le même cycle.

Alors qu’il pivotait sur lui-même, le côté gauche de son visage apparut. Et c’était horrible, les muscles et les vaisseaux sanguins étaient clairement visibles, comme s’il avait traité sa peau avec un produit chimique l’ayant rendue transparente.

Sa main gauche était recouverte d’un gant exosquelettique qui prolongeait ses doigts en des serres mécaniques terminées par des pointes argentées.

— J’ai dit : ramasse-moi ça ! insista Gaston.

Du moins c’était sa voix, car il n’avait pas eu l’impression de vouloir prononcer ces paroles.

— Tant que je paie pour tes fringues, tu en prends soin.

Le jeune homme lui lança un regard furibond. Gaston était certain de ne pas le connaître, pourtant il avait une certaine ressemblance avec… avec qui ? Difficile à dire avec cette moitié de visage transparente, mais le front haut, les lèvres fines, ces yeux d’un gris froid, le nez aquilin…

Les pointes au bout des doigts se rétractèrent dans un ronronnement bas et le garçon ramassa son blouson entre son pouce et son index mécaniques, en le tenant maintenant comme si c’était une chose répugnante. Gaston suivit le jeune homme du regard quand celui-ci se déplaça dans le salon, et il ne put que remarquer un tas d’autres détails qui ne collaient pas du tout : le rangement des livres sur les étagères était totalement autre, comme si quelqu’un en avait réorganisé le classement. Et, de fait, il semblait bien y en avoir beaucoup moins. Avait-on opéré une purge dans la bibliothèque familiale ? Un autre robot, celui-là semblable à une araignée et de la taille d’une main humaine, s’affairait le long des étagères qu’apparemment il époussetait.

Sur un mur, là où avait été accrochée une reproduction encadrée du Moulin de la Galette de Monet, se trouvait maintenant une alcôve occupée par ce qui ressemblait fort à une sculpture d’Henry Moore… mais non, non, il ne pouvait pas y avoir d’alcôve là, puisque ce mur était mitoyen avec la maison voisine. C’était donc forcément une œuvre plate, un hologramme ou quelque chose de similaire qui donnait une illusion de profondeur. En ce cas, l’illusion était absolument parfaite.