Et, bien sûr, il n’était pas ignare. Il avait lu quantité d’articles sur la psychologie et sur les relations humaines, et il avait même vu pas mal d’émissions télévisées consacrées à ces sujets. Il savait qu’il n’aurait pas dû dire cela, mais parfois les mots sortaient de sa bouche sans qu’il réfléchisse. Il avait seulement voulu meubler le silence qui pesait entre eux.
— Tu sais, dit-il, tu vas avoir une autre fille. Ta vision…
Elle le fit taire d’un simple regard.
Elle ne répondit rien, mais dans ses yeux il comprit ce qu’elle aurait pu dire. On ne peut pas remplacer un enfant par un autre. Chaque enfant est spécial.
Lloyd le comprenait, même s’il n’avait — encore — jamais été père. Des années plus tôt, il avait vu un vieux film de Mickey Rooney, La Comédie humaine, qui n’avait en réalité rien de drôle et, vers la fin, rien de très humain non plus, à son avis. Rooney incarnait un soldat américain de la Seconde Guerre mondiale parti à l’étranger. Il n’avait pas de famille, mais il aimait les contacts indirects avec les gens pour qui il combattait à travers les lettres des siens reçues par son camarade de chambrée. Rooney finissait par les connaître tous : le frère de son ami, sa mère, sa fiancée aux États unis. Puis son camarade était tué au combat et Rooney retournait dans la ville de celui-ci avec ses affaires personnelles. Il rencontrait le jeune frère du mort devant la maison familiale et c’était comme s’il l’avait toujours connu. Le frère finissait par rentrer dans la maison en lançant : « Maman… le soldat est de retour ! »
Et le générique de fin défilait.
Les spectateurs étaient supposés croire que Rooney prendrait la place du fils aîné4de cette femme, tué en France.
C’était une tromperie grotesque. Même à son jeune âge — il avait seize ans quand il avait vu le film à la télévision —, Lloyd avait su qu’une personne ne pouvait jamais en remplacer une autre.
Et à présent, sottement, pendant un court instant, il avait donné à penser que d’une certaine façon la future fille de Michiko pourrait prendre dans le coeur de celle-ci la place de la pauvre Tamiko.
— Je suis désolé, dit-il.
Elle ne sourit pas, mais eut un hochement de tête presque imperceptible.
Il ignorait si c’était le bon moment. Toute sa vie il avait été tourmenté par son incapacité à sentir quand arrivait le bon moment : quand déclarer sa flamme à une fille au lycée, quand demander une augmentation, quand interrompre la conversation de deux personnes lors d’une soirée, afin de se présenter, quand s’excuser lorsque les gens désiraient être seuls. Certains avaient un sens inné pour ces choses. Pas lui.
Pourtant le sujet devait être abordé, et résolu.
Le monde s’était relevé. Les gens reprenaient le cours de leur existence. Certes, beaucoup marchaient avec des béquilles et quelques compagnies d’assurances s’étaient déjà déclarées en faillite. Le nombre de morts était encore inconnu. Mais la vie devait continuer et les gens allaient au travail, rentraient chez eux, sortaient au restaurant et au cinéma, et essayaient de se remettre en route, avec plus ou moins de succès.
— En ce qui concerne le mariage…, dit-il sans terminer.
— Oui ?
Lloyd souffla silencieusement.
— Je ne sais pas qui est cette femme… celle de ma vision. Je n’ai aucune idée de qui elle peut bien être.
— Et tu penses qu’elle pourrait être mieux que moi, c’est Ça ?
— Non, non, non. Bien sûr que non. C’est juste que…
Il s’interrompit. Mais Michiko le connaissait trop bien.
— Tu penses qu’il y a sept milliards d’êtres humains sur cette planète, n’est-ce pas ? Et que c’est pur hasard si nous nous sommes rencontrés.
Il acquiesça. Reconnu coupable.
— Peut-être, dit-elle. Mais quand tu réfléchis aux probabilités que nous ne nous soyons pas rencontrés, je pense qu’il y a plus que ça. Ce n’est pas comme si tu t’étais retrouvé avec moi sur les bras, ou le contraire. Tu vivais à Chicago, moi à Tokyo, et nous avons fini ensemble, ici, sur la frontière franco-suisse. Est-ce le hasard, ou notre destin ?
— Je ne suis pas certain qu’on puisse croire au destin et en même temps au libre arbitre, dit-il doucement.
Elle baissa les yeux.
— Je suppose que tu n’as pas tort. Eh bien, peut-être que tu n’es pas prêt pour le mariage. Il y a tant de mes amies qui se sont mariées parce qu’elles pensaient que c’était leur dernière chance. Tu sais : elles avaient atteint un certain âge et elles se sont dit que si elles ne se mariaient pas rapidement elles ne le feraient jamais. S’il y a une chose que ta vision a démontrée, c’est que je ne suis pas ta dernière chance. J’imagine que ça te retire la pression, non ? Plus besoin de prendre une décision dans l’urgence.
— Ce n’est pas ça, dit-il, mais sa voix était mal assurée.
— Non ? Alors décide-toi, maintenant. Prends un engagement. Est-ce que nous allons nous marier ?
Elle avait raison. Sa croyance en un futur immuable l’aidait à modérer la culpabilité qu’il éprouvait pour ce qui s’était passé, mais c’était toujours la position qu’il avait eue en tant que physicien : l’espace-temps est un cube de Minkowski immuable. Ce qu’il allait faire, il l’avait déjà fait : le futur était aussi indélébile que le passé.
Pour ce qu’ils en savaient, personne n’avait eu de vision corroborant le fait que Michiko Komura et Lloyd Simcoe s’étaient seulement mariés. Personne n’avait déclaré s’être trouvé dans une pièce décorée d’une photo de mariage encadrée montrant un grand Occidental aux yeux bleus et une petite et ravissante Asiatique.
Pourtant ce qu’il dirait maintenant avait toujours été dit, et le serait toujours. Mais il n’avait aucune idée de la réponse que l’espace-temps avait enregistrée. Sa décision, à cet instant, sur cette image du film, était inconnue, non révélée. Pour autant, elle n’était pas plus facile à prononcer, même s’il savait inévitable qu’il la fasse/l’ait faite.
— Alors ? insista Michiko. Est-ce que nous allons nous marier ?
Théo était encore au travail, tard ce soir-là, occupé à orchestrer une autre simulation de leur expérience avec le LHC, quand il reçut le coup de fil.
Dimitrios était mort.
Son petit frère. Mort. Suicidé.
Il refoula ses larmes et sa colère.
Les souvenirs déferlèrent en lui. Ces occasions où il s’était montré gentil avec Dim, celles où il avait fait preuve de méchanceté. La terreur de la famille, toutes ces années plus tôt, quand ils s’étaient rendus à Hong Kong et que Dim s’était perdu. Théo n’avait jamais été aussi heureux de voir quelqu’un que lorsqu’il avait aperçu Dim, perché sur l’épaule d’un policier qui avançait vers lui dans la foule.
Mais aujourd’hui Dim était mort. Théo devrait faire un autre voyage à Athènes pour les funérailles.
Une partie de lui-même — une très grande partie — était incroyablement attristée par le décès de son frère.
Mais une autre partie était… euphorique.
Pas parce que Dim n’était plus, bien sûr.
Mais parce que le fait de sa mort changeait tout.
Car Dimitrios avait eu une vision pendant le Flashforward, une vision authentifiée par celle d’une autre personne. Or, pour avoir cette vision, il fallait qu’il soit toujours en vie dans vingt et un ans.
S’il était mort maintenant, en 2009, il était impossible qu’il soit vivant en 2030.