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Ainsi donc l’univers-bloc s’était fracassé. Ce que les gens voyaient constituait certes une description cohérente de l’avenir… mais ce n’était qu’un avenir parmi d’autres. Et puisque cet avenir avait inclus Dimitrios Procopides, il n’était même plus possible.

Selon la théorie du chaos, une modification infime dans les conditions initiales pouvait avoir des effets considérables avec le temps. Sûrement le monde de 2030 ne serait pas tel qu’il avait été décrit dans les milliards d’aperçus que les gens en avaient déjà eus.

Théo arpenta les couloirs du centre de contrôle du LHC. Il passa devant la grande mosaïque, la plaque sur laquelle figurait le nom intégral de l’institution, les bureaux, les laboratoires, les toilettes.

Si le futur était maintenant incertain, et en tout cas différent de ce que les visions en avaient révélé, alors Théo pourrait peut-être abandonner la recherche de son assassin. Oui, dans un futur qui avait été possible, quelqu’un avait jugé bon de le tuer. Mais tant de choses changeraient pendant les deux décennies à venir que cette conséquence ne se produirait certainement jamais. De fait, il pouvait très bien ne jamais rencontrer la personne qui l’avait tué, n’avoir aucun contact avec elle. Cette personne pouvait elle-même mourir avant 2030. D’une façon comme d’une autre, le meurtre de Théo n’avait plus rien d’inéluctable.

Néanmoins il pouvait toujours se produire. Certaines choses arriveraient certainement comme les visions l’avaient montré. Ceux qui ne mourraient pas de causes non naturelles vivraient le même laps de temps. Ceux qui avaient des emplois sûrs aujourd’hui les conserveraient peut-être. Ceux dont les mariages étaient solides n’avaient aucune raison de se séparer.

Non.

Assez de doutes, assez de temps perdu.

Théo décida de continuer sa vie sans plus se soucier de cette quête stupide. Il ferait face au lendemain, quoi qu’il arrive. Bien entendu, il se montrerait prudent, parce qu’il n’avait aucune envie qu’un des points de convergence entre le 2030 des visions et le 2030 réel soit sa propre mort. Mais il poursuivrait son chemin et ferait en sorte de tirer le maximum du temps dont il disposait, quelle que soit sa durée.

Si seulement Dimitrios avait eu la volonté de faire de même…

Ses pas l’avaient ramené à son bureau. Il y avait quelqu’un qu’il devait appeler, quelqu’un qui avait besoin de l’entendre de la bouche d’un ami avant que la nouvelle fasse la une de tous les médias du monde.

Les paroles de Michiko étaient comme suspendues entre eux : « Est-ce que nous allons nous marier ? »

L’heure était donc venue. L’heure d’éclairer l’image appropriée : le moment de vérité, l’instant auquel la décision que l’espace-temps avait déjà enregistrée serait révélée. Il regarda Michiko dans les yeux, ouvrit la bouche et…

Le téléphone sonna.

Lloyd jura et posa un regard furieux sur l’appareil. Le petit écran à cristaux liquides affichait la provenance de l’appel : CERN LHC. Personne n’appellerait du bureau à cette heure tardive si ce n’était pas une urgence. Il décrocha.

— Allô ?

— Lloyd, c’est Théo.

Il allait lui dire que ce n’était pas le moment, lui demander de rappeler plus tard, mais le Grec le prit de vitesse.

— Lloyd, je viens de recevoir un coup de fil. Mon frère Dimitrios est mort.

— Oh, mon Dieu…, balbutia Lloyd.

— Que se passe-t-il ? chuchota Michiko, les yeux agrandis par l’inquiétude.

Il couvrit le microphone de sa paume.

— Le frère de Théo est mort.

Michiko porta une main à sa bouche.

— Il s’est tué, disait Théo. Une surdose de somnifères.

— Je suis désolé, Théo, fît Lloyd. Est-ce que je peux… faire quelque chose ?

— Non. Non. Rien. Mais j’ai pensé que vous deviez le savoir au plus tôt.

Lloyd ne comprenait pas où le jeune homme voulait en venir.

— Ah, merci, répondit-il d’un ton incertain.

— Lloyd, Dimitrios avait eu une vision.

— Quoi ? Oh… (Un long silence.) Oh.

— Il m’en a parlé lui-même.

— Il a dû l’inventer de toutes pièces.

— Lloyd, c’est mon frère. Il n’a rien inventé.

— Mais il est impossible…

— Vous savez qu’il n’est pas le seul. On a déjà signalé d’autres morts. Mais celle-ci… celle-ci est corroborée. Il travaillait dans un restaurant, en Grèce. Le patron de l’établissement en 2030 est le même en 2009. Il a vu Dim dans sa vision, et Dim l’a vu dans la sienne. Quand ils en parleront à la télé…

— Je… Ah, merde, grogna Lloyd dont le cœur venait de s’emballer. Merde !

— Désolé, dit Théo. La presse va s’en donner à cœur joie… Comme j’ai dit, j’ai pensé qu’il fallait vous prévenir.

Lloyd essaya de se calmer. Comment avait-il pu se tromper à ce point ?

— Merci, dit-il enfin. Bon, écoutez, ce n’est pas important. Vous, comment ça va ?

— Ça va.

— Parce que si vous ne voulez pas rester seul, Michiko et moi pouvons venir.

— Non, ça va aller. Franco délia Robbia est toujours ici, au CERN. Je vais aller le voir.

— D’accord. D’accord… Écoutez, il faut que je…

— Je sais, dit Théo. Au revoir.

— Au revoir.

Lloyd raccrocha.

Il n’avait jamais rencontré Dimitrios Procopides. En fait, Théo parlait peu de son frère. Rien de très surprenant. Pour sa part, Lloyd mentionnait rarement sa soeur Dolly dans le cadre du travail. À bien y réfléchir, ce n’était qu’un décès de plus dans une semaine qui en avait connu un nombre gigantesque, mais…

— Pauvre Théo, dit Michiko en secouant doucement la tête. Et son frère… Le pauvre…

Il la regarda. Elle avait perdu sa propre fille, mais à cet instant elle trouvait la place dans son coeur pour regretter un homme qu’elle n’avait jamais connu.

Lloyd était toujours très tendu. Les paroles qu’il allait prononcer quand le téléphone avait sonné roulaient toujours dans sa tête. Que pensait-il, à présent ? Qu’il tenait à continuer à avoir autant de liaisons amoureuses qu’il voulait ? Qu’il n’était pas prêt à se ranger ? Qu’il devait absolument connaître cette Occidentale, la trouver, et faire un choix sensé entre elle et Michiko ?

Non.

Non, ce n’était pas ça. Ce ne pouvait être ça.

Ce qu’il pensait maintenant, c’était : Je suis un imbécile.

Et il pensait aussi : Elle s’est montrée d’une patience incroyable.

Et il se disait aussi que l’avertissement que le mariage ne durerait pas automatiquement était la meilleure chose qui lui était arrivée. Comme n’importe quel couple, ils penseraient s’aimer jusqu’à ce que la mort les sépare. Mais maintenant il savait, à partir du premier jour, d’une façon que personne n’avait jamais connue, pas même ceux qui comme lui étaient issus d’un foyer brisé, que l’amour n’était pas nécessairement éternel. Qu’il ne serait permanent que s’il luttait et travaillait pour le rendre ainsi à chaque instant de sa vie. Il savait que s il venait à se marier, cela deviendrait sa priorité. Pas sa carrière, pas l’obtention hypothétique du Nobel, pas son poste de chercheur.

Elle.

Michiko.

Michiko Komura.

Ou… Michiko Simcoe.

Quand il était encore adolescent, dans les années 1970, il semblait que les femmes se débarrasseraient définitivement de cette idiotie consistant à prendre le nom de quelqu’un d’autre. Pourtant, jusqu’à ce jour, la plupart d’entre elles adoptaient le nom de leur époux. Ils en avaient déjà discuté, et Michiko avait déclaré qu’elle faisait partie de cette majorité. Certes, Simcoe ne sonnait pas aussi bien que Komura, mais c’était un petit sacrifice.