Mais non.
Non, il ne fallait pas qu’elle prenne son nom. Combien de divorcées portaient non pas leur nom de naissance, mais celui de leur ex-mari dont elles s’étaient séparées des années auparavant, comme le rappel quotidien des erreurs de jeunesse, d’un amour déçu, d’une période douloureuse ? D’ailleurs ce n’était pas Komura le nom de jeune fille de Michiko, mais Okawa. Elle traînait avec elle le patronyme de son ex-mari, Hiroshi.
Il n’empêche, il fallait qu’elle le conserve. Elle devait rester une Komura, de sorte qu’il soit rappelé à Lloyd, chaque jour, qu’elle ne lui appartenait pas, qu’il devait oeuvrer sans cesse à la réussite de leur union et que demain était entre ses mains.
Il la regarda : son teint sans défaut, son regard envoûtant, ses cheveux si noirs…
Tout cela changerait peu à peu avec le temps, et il voulait être auprès d’elle pour le voir, et savourer chaque instant, profiter des saisons de la vie avec elle.
Oui, avec elle.
Lloyd Simcoe fit alors quelque chose qu’il n’avait pas fait la première fois. Oh, il y avait bien pensé, mais il avait rejeté l’idée en la jugeant stupide, démodée et inutile.
Mais c’était maintenant ce qu’il voulait faire, ce qu’il avait besoin de faire.
Il mit un genou au sol.
Et il prit la main de Michiko dans la sienne.
Et il leva les yeux vers son ravissant visage.
Et il dit :
— Veux-tu m’épouser ?
Et le moment s’étira, avec une Michiko manifestement stupéfaite.
Et puis un sourire envahit lentement son visage.
Et elle répondit, presque dans un murmure :
— Oui.
Lloyd battit des paupières plusieurs fois, car sa vision se brouillait un peu.
L’avenir allait être radieux.
Chapitre 22
Dix jours plus tard : mercredi 6 mai 2009
De façon assez surprenante, Gaston Béranger n’avait eu aucun mal à convaincre le CERN de réitérer l’expérience avec le LHC. Mais, bien entendu, il estimait qu’ils n’avaient rien à perdre et tout à gagner, même si la tentative échouait : il serait très difficile de démontrer la responsabilité du CERN dans le premier déplacement temporel si la seconde expérience n’en provoquait pas.
Et le moment de vérité était arrivé.
Lloyd s’avança sur l’estrade en bois ciré. Le grand emblème des Nations unies, avec son globe terrestre flanqué des deux branches de laurier, s’étalait derrière lui. L’air était trop sec. Lloyd eut un choc quand il toucha de la main le bord métallique du pupitre. Il prit une profonde inspiration, pour se calmer. Puis il se pencha vers le micro.
— J’aimerais tout d’abord remercier…
Il fut surpris du manque d’assurance perceptible dans sa voix. Mais, bon sang, il s’adressait à certains des hommes politiques les plus puissants du monde. Il s’interrompit, déglutit et reprit d’un ton plus ferme.
— Je disais donc que j’aimerais tout d’abord remercier le secrétaire général Stephen Lewis pour m’avoir permis de m’adresser à vous aujourd’hui.
Il constata avec satisfaction qu’au moins la moitié des délégués présents écoutaient la traduction de ses propos dans leur casque sans fil.
— Mesdames et messieurs, je suis le docteur Lloyd Simcoe, un Canadien qui vit actuellement en France et travaille pour le compte du CERN, le centre européen d’étude de la physique des particules. Comme vous l’avez sans doute appris, c’est selon toute probabilité une expérience menée au CERN qui a provoqué le phénomène de déplacement temporel de la conscience. Et, mesdames et messieurs, je sais qu’en première analyse la chose pourra vous sembler assez folle, mais je suis venu solliciter de vous, en tant que représentants de vos gouvernements respectifs, la permission de réitérer cette expérience.
Il y eut une éruption de discussions croisées, une cacophonie de langues encore plus diverses que ce qu’on pouvait entendre à la cafétéria du CERN. Bien évidemment, tous les délégués savaient à l’avance ce que Lloyd allait dire, au moins dans les grandes lignes : on ne s’exprimait pas devant l’assemblée des Nations unies sans un tas de discussions préliminaires qui vendaient forcément la mèche sur la teneur générale du discours. La salle de l’Assemblée générale était une sorte de caverne aux proportions monstrueuses, au point que la vue de Lloyd n’était pas assez bonne pour distinguer tous les visages. Il remarqua cependant la colère sur ceux des délégués russes et ce qui ressemblait fort à de la terreur sur ceux des délégués allemands et japonais. Il se tourna alors vers le secrétaire général, un Occidental à la prestance certaine, âgé de soixante-douze ans. Lewis lui adressa un petit sourire d’encouragement et Simcoe se lança :
— Il n’y a peut-être aucune raison valable de faire cela, admit-il. Il semble que nous ayons maintenant des preuves multiples et concluantes que ce qui nous est apparu comme étant le futur dans la première série de visions ne devienne jamais réalité. Du moins, pas exactement. Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que beaucoup de gens ont tiré des enseignements cruciaux de cet aperçu de leur avenir.
Il marqua un temps de pause.
— Cela me rappelle une histoire de Charles Dickens, Un chant de Noël. Son personnage Ebenezer Scrooge a une vision du Noël à venir, dans laquelle le résultat de ses actes a poussé nombre d’autres personnes à la misère et lui-même à être détesté et méprisé jusque dans la mort. Et, bien sûr, une telle vision aurait été une chose terrible, si elle avait été celle d’un futur immuable. Mais il fut dit à Scrooge que, non, l’avenir qu’il voyait n’était que l’extrapolation logique de sa vie, s’il continuait sur la voie qu’il avait empruntée jusque-là. Il pouvait changer en mieux sa vie, et la vie de ceux qui l’entouraient. Cet aperçu du futur était donc un cadeau merveilleux.
Il but une gorgée d’eau avant de poursuivre :
— Mais la vision de Scrooge concernait un moment très spécifique : le jour de Noël. Nous n’avons pas tous eu des visions d’événements significatifs. Nombre d’entre nous ont vu des scènes très banales, d’une ambiguïté frustrante parfois, ou même, pour presque un tiers d’entre nous, nous avons vu nos rêves ou simplement l’obscurité, parce que nous étions endormis durant ces deux minutes situées dans vingt et un ans. (Il s’interrompit et haussa les épaules, comme s’il ignorait lui-même quelle était la bonne chose à faire.) Nous croyons que nous pouvons reproduire l’expérience de ces visions. Nous pouvons offrir à l’humanité un autre aperçu du futur. (Il leva une main.) Je sais que certains gouvernements ont montré une grande méfiance envers ces visions, qu’ils n’ont pas apprécié certaines des choses qu’elles révélaient, mais maintenant que nous savons que le futur n’est pas fixe, j’espère que vous nous autoriserez à donner ce cadeau, et les bénéfices de l’effet Ebenezer, aux peuples du monde une nouvelle fois. Avec la coopération de vous tous et toutes, et celle de vos gouvernements, nous pensons pouvoir répéter l’expérience en toute sécurité. C’est à vous de décider.
Lloyd franchit les grandes portes vitrées du building de l’Assemblée générale. L’air de New York lui piqua les yeux. Le ciel était gris, lacéré par les traînées de condensation des avions. Une petite foule de journalistes — peut-être une cinquantaine en tout — se précipita vers lui, caméscopes et micros brandis.