— Docteur Simcoe ! cria un homme d’une cinquantaine d’années. Docteur Simcoe ! Que se passera-t-il si la conscience ne revient pas au jour présent ? Que se passera-t-il si nous sommes tous coincés vingt et un ans dans le futur ?
Lloyd était las. Il ne s’était pas senti aussi nerveux devant un public depuis son oral pour le doctorat. Il ne désirait qu’une chose : rentrer à son hôtel, savourer un scotch bien tassé et se mettre au lit.
— Nous n’avons aucune raison de penser qu’une telle chose pourrait arriver, répondit-il. Le phénomène a paru totalement temporaire, il a commencé à l’instant où nous avons provoqué la collision des particules, et a cessé au moment où nous avons arrêté cette collision.
— Et les familles des gens qui risquent de mourir, cette fois encore ? Assumerez-vous une responsabilité personnelle dans leur décès ?
— Et les gens qui sont déjà morts ? Vous n’estimez pas avoir une dette envers eux ?
— Tout ça n’est-il pas simplement de votre part la recherche d’une certaine gloriole ?
Lloyd inspira lentement, à fond. Il était vraiment las, et il avait une migraine infernale.
— Mesdames et messieurs, vous avez apparemment l’habitude d’interviewer des politiques qui ne peuvent se permettre de perdre leur sang-froid devant vous, et vous vous permettez de leur poser des questions sur ce même ton agressif.
Pour ma part, je ne fais pas de politique. Je suis, entre autres choses, professeur d’université, et je suis habitué à des échanges plus civilisés. Si vous ne pouvez pas poser vos questions poliment, je mettrai un terme à cet échange.
— Mais, docteur Simcoe… n’est-il pas vrai de dire que toutes ces morts et ces destructions sont votre faute ? N’êtes-vous pas celui qui a mis au point l’expérience qui a dérapé ?
— Je ne plaisante pas, dit Lloyd d’un ton égal. J’ai déjà eu plus que ma part d’exposition aux médias. Une autre question de cet acabit et je m’en vais.
Il y eut un moment de silence stupéfait. Les journalistes s’entre-regardèrent, puis se tournèrent de nouveau vers lui.
— Mais toutes ces morts…, commença l’un d’eux.
— C’est bon, interrompit sèchement Lloyd. Je m’en vais.
Il commença à s’éloigner d’un pas décidé.
— Attendez ! cria un reporter.
— Stop ! lança un autre.
Lloyd se retourna.
— Seulement si vous arrivez à poser des questions intelligentes.
Après un moment d’hésitation une femme leva la main, presque timidement.
— Oui ? fit-il.
— Docteur Simcoe, quelle décision les Nations unies vont-elles prendre, d’après vous ?
Il hocha la tête à son adresse, approuvant ainsi la validité de sa question.
— Honnêtement, je n’en suis pas sûr. J’ai l’intime conviction que nous devrions essayer de reproduire les résultats. Mais je suis un scientifique et la reproduction de résultats fait partie de mon quotidien. Je pense que les habitants de cette planète le souhaitent aussi, mais reste à savoir si leurs dirigeants seront d’accord avec eux.
Théo était à New York, lui aussi, et le soir venu les deux chercheurs profitèrent de l’extravagant buffet de fruits de mer de l’Ambassador Grill, dans l’hôtel Plaza-Park Hyatt des Nations unies.
— L’anniversaire de Michiko approche, dit Théo en cassant une pince de homard.
— Je sais, fit Lloyd.
— Vous allez organiser une petite fête à son insu ?
Lloyd mit un moment à répondre.
— Non.
Théo lui lança un regard qui disait « Si vous l’aimiez vraiment, c’est ce que vous feriez ». Lloyd n’avait pas envie de s’expliquer. Il n’avait pas encore vraiment réfléchi à la question, mais la réponse lui était venue naturellement, comme s’il l’avait toujours connue. Ce genre de fête surprise était une tromperie. Vous laissez croire à une personne supposément chère à votre coeur que vous avez oublié la date de son anniversaire. Vous la déprimez sciemment, en lui donnant l’impression qu’elle est négligée, que vous ne l’appréciez pas à sa juste valeur. Puis vous lui mentez — vous mentez ! — pendant des semaines afin de préparer l’événement. Tout ça pour qu’au moment où les invités crieraient « Surprise ! », cette personne se sente aimée.
Dans le mariage qui allait les réunir, Lloyd n’aurait pas besoin de mettre en scène de telles situations pour que Michiko se sente aimée. Elle en aurait la preuve chaque jour, à chaque minute, et jamais elle n’en douterait. L’amour de Lloyd l’accompagnerait constamment, jusqu’au dernier jour.
Et, bien sûr, il ne lui mentirait jamais, pas même pour son bien.
— Vous en êtes bien certain ? dit Théo. Je serais heureux de vous aider à organiser une petite fête inattendue.
Le Grec était si jeune, si naïf… Lloyd secoua doucement la tête.
— Non. Non, merci.
Chapitre 23
Les débats aux Nations unies se poursuivaient. Pendant qu’il se trouvait à New York, Théo reçut une autre réponse à ses annonces sollicitant des renseignements sur sa propre mort. Il allait rédiger quelques lignes de remerciements polis — il avait l’intention de mettre un terme à ces recherches, de toute façon —, mais le message était trop alléchant pour ne pas essayer d’en savoir plus. « Je ne vous ai pas contacté auparavant, » disait-il entre autres choses, « parce que j’ai été amené à penser que le futur était fixe et que ce qui allait se produire, y compris mon rôle dans cette histoire, était inévitable. Mais je lis maintenant un peu partout qu’il n’en sera pas ainsi et c’est pourquoi je me dois de vous demander votre aide. »
Le message provenait de Toronto, à tout juste une heure d’avion de la Grosse Pomme. Théo décida de s’y rendre pour rencontrer l’homme qui lui avait écrit. C’était sa première visite au Canada et il ne s’était pas préparé à la chaleur qui y régnait en été. Rien à voir avec la chaleur méditerranéenne, car la température dépassait rarement les trente-cinq degrés, mais elle le surprit quand même.
Pour bénéficier d’un tarif moins élevé, Théo devait passer une nuit à Toronto au lieu de faire l’aller-retour dans la journée, comme il en avait eu l’intention. C’est ainsi qu’il se trouva avec une soirée à tuer dans cette ville. Son agent de voyage lui suggéra de choisir un hôtel au long du Danforth, une partie de l’axe principal est-ouest. C’est là qu’était réunie la communauté grecque, assez importante à Toronto. Théo suivit ce conseil et fut ravi de constater que dans ce quartier les enseignes et les panneaux de signalisation étaient rédigés dans les alphabets latin et grec.
Son rendez-vous ne se trouvait pas sur le Danforth, mais plus haut, dans North York, une zone qui apparemment avait jadis été une agglomération distincte, avant d’être englobée dans Toronto, à présent forte de trois millions d’habitants. Le métro l’y mena le lendemain. Il fut amusé de découvrir que ce réseau était appelé le « TTC » (pour « Toronto Transit Commission »), la même abréviation qui s’appliquerait sans doute aucun en langue anglaise au Tachyon-Tardyon Collider, le Collisionneur tachyon-tardyon dont Théo était censé diriger les essais un jour futur.
Les voitures du métro étaient spacieuses et propres, même s’il avait entendu dire qu’elles étaient bondées aux heures de pointe. Il fut particulièrement impressionné par le passage au-dessus de la Don Valley Parkway. Ici la rame filait à cent mètres au-dessus du sol, et la vue était spectaculaire. Mais le plus étonnant était que le pont enjambant Don Valley avait été construit des dizaines d’années avant que Toronto ait sa première ligne de métro, et pourtant on l’avait conçu pour qu’il puisse accueillir deux séries de rails. On ne voyait pas souvent la preuve de villes qui avaient pensé aussi loin dans le futur.