Il changea à Yonge Station en direction de North York Centre. Il fut surpris de découvrir qu’il n’avait pas besoin de sortir dans la rue pour rejoindre la tour d’appartements qu’on lui avait indiquée, car on y accédait directement depuis la station. Le même complexe abritait une librairie — d’une chaîne appelée « Indigo » —, un cinéma multisalles et un grand magasin d’alimentation baptisé « Loblaws », qui diffusait une ligne de produits nommée « Le Choix du Président ». Théo en fut quelque peu étonné. Dans ce pays, il se serait plutôt attendu au Choix du Premier ministre.
Il se présenta à l’accueil et on lui indiqua les ascenseurs, à l’autre extrémité du grand hall au dallage de marbre. Il monta au trente-cinquième étage et trouva sans difficulté l’appartement qu’il recherchait.
Il frappa à la porte qui s’ouvrit presque aussitôt, révélant un Asiatique âgé.
— Bonjour, dit celui-ci dans un anglais parfait.
— Bonjour, monsieur Cheung, dit Théo. Merci d’avoir accepté de me recevoir.
— Entrez donc.
L’homme, qui pouvait avoir soixante-cinq ans, s’effaça pour laisser passer son visiteur. Théo ôta ses chaussures et pénétra dans un appartement splendide. Cheung le mena dans le salon. La baie vitrée ouvrait sur le sud. Au loin on apercevait le centre de Toronto avec ses gratte-ciel, la pointe effilée de la CN Tower et, au-delà, le lac Ontario qui s’étendait jusqu’à l’horizon.
— Je tiens à vous remercier pour votre e-mail, déclara Théo. Comme vous pouvez l’imaginer, tout ça n’a pas été très facile pour moi.
— Je n’en doute pas, dit Cheung. Puis-je vous offrir un thé ? Un café ?
— Non, rien, merci.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
Théo s’installa sur un canapé tendu de cuir orange. Sur la table basse trônait un vase en porcelaine peinte.
— Il est magnifique, fit Théo.
Cheung acquiesça.
— Dynastie Ming. Il a presque cinq cents ans. La sculpture est le plus grand des arts. Un texte écrit ne signifie plus rien lorsque la langue n’est plus parlée, mais un objet physique qui reste le même pendant des siècles ou des millénaires… voilà quelque chose qu’il faut chérir. Aujourd’hui, n’importe qui peut apprécier la beauté des objets anciens des civilisations chinoise, égyptienne ou aztèque. Je collectionne les trois. Les artistes qui les ont créés vivent toujours à travers eux.
Théo approuva poliment. Sur le mur en face de lui était accrochée une huile représentant le port de Kowloon. Il la désigna.
— Hong Kong, dit-il.
— Oui. Vous connaissez ?
— En 1996, quand j’avais quatorze ans, mes parents nous y ont emmenés en vacances. Ils voulaient que mon frère et moi voyions la ville avant sa rétrocession à la Chine communiste.
— Oui, ces deux dernières années ont connu une affluence de touristes exceptionnelle, dit Cheung. Mais ce fut aussi une très bonne période pour quitter le pays. C’est précisément à ce moment que je suis parti de Hong Kong pour venir m’établir ici. Plus de deux cent mille citoyens de Hong Kong sont venus au Canada avant que les Britanniques rendent notre pays à la Chine.
— Je pense que j’aurais fait la même chose, commenta Théo.
— Ceux d’entre nous qui pouvaient se le permettre n’ont pas hésité. Et, d’après les visions qu’ont eues les gens, la situation ne va pas s’améliorer pendant les vingt et une prochaines années, aussi suis-je très heureux d’être parti. Je ne pouvais supporter l’idée de perdre ma liberté… Mais vous, mon jeune ami, vous risquez de perdre encore plus, n’est-ce pas ? Pour ma part, je pensais être mort dans vingt ans et j’ai été ravi de ma vision, qui impliquait évidemment que je sois toujours en vie alors. En fait, comme je me sens raisonnablement alerte, je commence à soupçonner que j’ai encore bien plus que vingt et une années à vivre. Toutefois une vie peut toujours se trouver abrégée. Dans ma vision, comme je vous l’ai dit dans mon e-mail, votre nom était mentionné. Je n’avais jamais entendu parler de vous auparavant, vous m’excuserez de vous le dire. Mais ce nom, Theodosios Procopides, était suffisamment mélodieux pour marquer mon esprit.
— Vous avez dit que dans votre vision quelqu’un vous avait parlé de son projet de m’assassiner.
— C’est inquiétant, pour le moins. Mais comme je l’ai précisé, je n’en sais guère plus.
— Je ne mets pas en doute votre parole, monsieur Cheung. Mais si je parvenais à localiser la personne avec qui vous parliez dans votre vision, il est évident qu’elle serait en mesure de m’en apprendre beaucoup plus.
— Mais, comme je l’ai dit, je ne sais pas qui est cet homme.
— Si vous pouviez me le décrire…
— Bien sûr. C’est un Blanc. Blanc comme un Européen du Nord, pas avec le teint olivâtre comme vous-même. Dans ma vision, il n’avait pas plus de cinquante ans, ce qui veut dire qu’il devrait avoir à peu près votre âge aujourd’hui. Nous conversions en anglais, et il avait l’accent américain.
— Il existe de nombreux accents américains, remarqua Théo.
— Oui, c’est vrai. Je veux dire par là qu’il s’exprimait comme quelqu’un de Nouvelle-Angleterre. De Boston, peut-être.
La vision de Lloyd l’avait apparemment situé en Nouvelle-Angleterre, lui aussi. Mais ce ne pouvait être avec lui que Cheung avait parlé, puisqu’au moment du Flashforward Lloyd était au lit avec cette vieille sorcière…
— Que pouvez-vous me dire d’autre concernant la façon de parler de cet homme ? Il vous a semblé cultivé ?
— Oui, maintenant que vous le dites, c’est l’impression qu’il m’a donnée. Il a utilisé le mot « appréhension ». Ce n’est pas un terme spécialement recherché, mais quelqu’un manquant d’un minimum de culture ne l’aurait sans doute pas prononcé.
— Qu’a-t-il dit, exactement ? Pourriez-vous me relater votre conversation ?
— Je vais m’y efforcer. Nous étions à l’intérieur, quelque part. C’était en Amérique du Nord. Je l’ai su à cause de la forme des prises de courant. Ici, j’ai toujours trouvé qu’elles ressemblent au visage d’un bébé étonné… Enfin, bref. Donc cet homme m’a dit : « Il a tué Théo. »
— L’homme avec qui vous parliez m’a tué ?
— Non, non. Je vous cite ses propos. Il a dit « il » —quelqu’un d’autre — « a tué Théo. ».
— Vous êtes certain qu’il a dit « il » ?
— Oui.
Eh bien, c’était déjà ça. D’un mot quatre milliards de suspectes potentielles avaient été écartées.
— Il a dit : « Il a tué Théo », reprit Cheung, et j’ai demandé : « Théo qui ? » Et l’homme a répondu : « Vous savez, Theodosios Procopides. » Et j’ai dit : « Ah, ouais. » C’est très précisément ce que j’ai dit : « Ah, ouais. » Je crains que ma maîtrise de la langue anglaise n’ait pas encore atteint ce degré de spontanéité, mais dans vingt et un ans il semble que ce sera le cas. Quoi qu’il en soit, en 2030 je vous connaîtrai, ou je saurai au moins qui vous êtes.
— Poursuivez.
— Eh bien, ensuite mon interlocuteur m’a dit : « Il nous a pris de vitesse. »
— Je… je vous demande pardon ?
— Il a dit : « Il nous a pris de vitesse », fit Cheung en baissant la tête. Oui, je sais ce qu’on serait en droit de déduire de cette phrase : que moi et mon associé avions également pour projet d’attenter à votre vie. (Le vieil homme écarta les bras.) Docteur Procopides, je suis riche, très riche, même. Je ne prétendrai pas qu’on atteint mon niveau de vie sans jamais se montrer impitoyable, car nous savons tous les deux ce qu’il en est. J’ai connu des affrontements très durs avec mes adversaires, pendant toutes ces années, et il se peut même que j’aie plus ou moins contourné la loi, à l’occasion. Mais je ne suis pas qu’un homme d’affaires, je suis aussi un chrétien. (Il leva une main.) Je vous en prie, n’ayez pas d’inquiétude, je ne vais pas vous faire la leçon. Je sais que dans certains milieux occidentaux le fait de déclarer sa foi aussi franchement engendre une certaine gêne, comme si on venait d’aborder un sujet dont il vaut mieux ne jamais discuter en bonne compagnie. Je ne mentionne ma religion que pour établir un fait important : il se peut que je sois un homme dur, surtout en affaires, mais je suis aussi un homme qui craint Dieu. Et jamais je n’approuverais un meurtre. À mon âge, vous pouvez aisément imaginer que j’ai des convictions solides. Je ne peux pas croire que dans les dernières années de mon existence j’enfreindrai le code moral qui est le mien depuis l’enfance. Je sais ce que vous pensez. L’interprétation évidente des mots « il nous a pris de vitesse » implique que quelqu’un d’autre vous a tué avant que mes associés aient pu le faire. Mais, je le répète, je ne suis pas un assassin. Par ailleurs, je sais que vous êtes physicien et mon principal domaine d’investissement, en dehors de l’immobilier, est la recherche biologique : produits pharmaceutiques, génétiques, ce genre de choses. Je ne suis pas un scientifique moi-même, comprenez-moi bien, simplement un capitaliste. Mais je pense que vous l’admettrez, un physicien ne peut constituer un obstacle aux buts que je poursuis et, comme je l’ai dit, je ne suis pas un tueur. Restent ces mots, que je vous cite avec la plus grande exactitude : « Il nous a pris de vitesse. »