Théo observait cet homme et réfléchissait. Il finit par prendre la parole, en choisissant avec soin ses mots :
— Si c’est bien le cas, pourquoi me racontez-vous tout ça ?
Cheung eut l’ombre d’un sourire, comme s’il s’était attendu à cette question.
— Bien entendu, on ne discute pas de projets de meurtre avec la victime visée. Mais, comme je l’ai dit, monsieur Procopides, je suis chrétien. En conséquence je crois que non seulement votre vie est en jeu, mais aussi le salut de mon âme. Je ne vois aucun intérêt à être impliqué, même indirectement, dans un péché tel que l’homicide. Et puisque le futur peut être changé, je souhaite qu’il le soit. Vous êtes sur la piste de la personne qui vous tuera. Si vous réussissez à empêcher votre mort des mains de cette personne, quelle qu’elle soit, eh bien, mes associés ne seront pas pris de vitesse. Je vous mets dans la confidence dans l’espoir que non seulement vous éviterez de tomber sous les balles — il s’agissait d’une mort par arme à feu, si je ne me trompe pas ? —, non seulement de cette personne, mais aussi de quiconque aurait un rapport avec moi. Je ne veux pas avoir sur les mains votre sang, ni celui de personne d’ailleurs.
Théo souffla bruyamment. Il était déjà assez ahurissant de penser qu’un jour quelqu’un voudrait sa mort, mais apprendre que plusieurs personnes différentes auraient ce même souhait était pour le moins choquant.
Peut-être ce vieil homme était-il fou — bien qu’il ne semble pas du tout l’être. Pourtant, dans vingt et un an il aurait… quel âge exactement ?
— Pardonnez mon impertinence, dit Théo, mais puis-je me permettre de vous demander votre date de naissance ?
— Certainement : le 29 février 1932. Et donc, à la date qui nous occupe, j’aurai quatre-vingt-dix-neuf ans.
Théo sentit qu’il écarquillait les yeux. Pas de doute, il avait devant lui un aimable dingue…
Mais Cheung sourit.
— Parce que je suis né un 29 février, vous comprenez ? Ce qui n’arrive que tous les quatre ans… Pour parler sérieusement, j’ai aujourd’hui soixante-dix-sept ans.
Il était nettement plus vieux que Théo l’avait supposé, et en 2030 il aurait… quatre-vingt-dix-huit ans. Mon Dieu !
Une idée vint au Grec. Il avait discuté avec de nombreuses personnes qui rêvaient en 2030. Généralement, il était facile de distinguer un rêve de la réalité. Mais si Cheung avait alors quatre-vingt-dix-huit ans, se pouvait-il qu’il soit atteint d’Alzheimer ? Quelles seraient les pensées d’un esprit malade ?
— Je vais vous éviter de poser la question, dit Cheung. Je n’ai pas le gène de la maladie d’Alzheimer. Je suis aussi étonné que vous à l’idée que je serai toujours en vie dans vingt et un ans, et aussi choqué de me dire que, bien qu’ayant déjà vécu une existence bien remplie, je survivrai apparemment à un homme aussi jeune que vous.
— Vous êtes réellement né un 29 février ?
— Oui. Mais ce n’est pas si rare qu’on le croit. Il y a environ cinq millions de personnes qui partagent actuellement cette date d’anniversaire avec moi.
Théo revint au sujet qui l’intéressait :
— Donc cet homme vous a dit : « Il nous a pris de vitesse. » Et vous, qu’avez-vous dit ensuite ?
— Une fois encore, je vous demande de pardonner mes propos. J’ai dit : « C’est aussi bien. »
Théo fronça les sourcils.
— Et j’ai ajouté : « Qui est le prochain ? », poursuivit Cheung. Ce à quoi mon associé a répondu : « Korolov. » Korolov, qui je suppose s’écrit K-O-R-O-L-O-V. Un nom russe, non ? Il vous est familier ?
— Non, fit Theo. Donc vous alliez — vous allez — éliminer ce Korolov aussi ?
— C’est l’interprétation la plus évidente, oui. Mais je n’ai aucune idée de qui est cet homme, ou cette femme.
— Cet homme.
— Je croyais que vous ne connaissiez pas cette personne ?
— Je ne la connais pas. Mais Korolov est un nom masculin. En Russie, les noms féminins se terminent par « ova », les noms masculins par « ov ».
— Ah, dit Cheung. Quoi qu’il en soit, après que mon interlocuteur eut dit : « Korolov », j’ai répondu : « Eh bien, je n’imagine pas que quelqu’un d’autre soit après lui. » Et mon associé a dit : « Aucune raison d’avoir de l’appréhension, Ubu… » — Ubu est un surnom que seuls mes amis très proches utilisent, même si, comme je l’ai déjà précisé, je n’ai pas encore rencontré cet homme. « Aucune raison d’avoir de l’appréhension, Ubu… », a-t-il dit. « Le type qui a eu Procopides ne peut pas s’intéresser à Korolov, impossible. » Et j’ai dit : « Très bien. Occupe-t’en, Darryl. » Je suppose que c’était le nom de la personne avec qui je parlais. Il a ouvert la bouche pour ajouter quelque chose, mais je me suis subitement retrouvé ici, en 2009.
— Et donc c’est tout ce que vous savez ? Que vous et ce dénommé Darryl traquerez différentes personnes pour les assassiner, dont moi et un certain Korolov, mais que quelqu’un d’autre, un homme qui ne s’intéresse nullement à Korolov, me tuera avant que vous puissiez le faire ?
Cheung eut un haussement d’épaules pour s’excuser, mais Théo n’aurait pu dire si c’était de regret à cause des renseignements qui manquaient ou parce qu’un jour il souhaiterait apparemment la mort de son visiteur actuel.
— C’est tout, oui.
— Ce Darryl… Ressemblait-il à un boxeur ? Vous savez, un boxeur professionnel ?
— Non. Je dirais qu’il était trop enrobé pour être un athlète quelconque.
Théo restait perplexe.
— Merci de m’avoir mis au courant de ce que vous savez, dit-il enfin.
— C’était le moins que je pouvais faire, déclara Cheung. Les âmes sont en relation directe avec la vie éternelle, docteur Procopides, et la religion traite seulement de récompenses. J’ai le sentiment que de grandes choses vous attendent, et que vous serez récompensé comme vous le méritez — mais seulement si vous réussissez à vivre assez longtemps, bien sûr. Alors rendez-vous service, rendez-nous service à tous les deux : n’abandonnez pas votre quête.