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Un délégué d’Éthiopie fit remarquer que Simcoe était Américain et par conséquent susceptible de vouloir protéger les intérêts de son pays. Lloyd répondit qu’en fait il était Canadien, ce qui ne parut pas impressionner l’Africain, car le Canada avait également profité de façon disproportionnée de l’aperçu que ses citoyens avaient eu du futur.

Pendant ce temps, le monde musulman avait majoritairement estimé que les visions étaient un ilham (un conseil divin s’exerçant directement sur l’esprit et l’âme de l’être humain) plutôt qu’un wahy (une révélation divine de l’avenir) puisque, par définition, seuls les prophètes pouvaient avoir ce dernier. Que les visions soient celles d’un futur malléable confirmait apparemment la position des musulmans et, même si les grandes autorités de l’Islam n’invoquèrent pas la métaphore de Scrooge, le concept de visions qui permettaient à chacun de s’améliorer dans les domaines religieux et spirituel était interprété par la plupart comme parfaitement en phase avec le Coran.

Certains toutefois estimaient que les visions étaient d’origine démoniaque et préfiguraient la destruction prochaine du monde plutôt qu’elles prouvaient une intervention divine. Mais dans les deux cas, les leaders musulmans rejetèrent l’idée qu’une expérience de physique ait pu avoir ce résultat : c’était là une position profane erronée, une interprétation typiquement occidentale des faits. Les visions étaient évidemment d’essence spirituelle et les ordinateurs ne jouaient aucun rôle dans ce genre d’expérience.

Lloyd avait craint que les nations islamiques s’opposent à la reproduction sur cette base. Mais d’abord le Wilayat al-Faqih en Iran, puis le cheik al-Azhar en Égypte, et ensuite cheik après cheik et imam après imam dans tout le monde musulman se prononcèrent en faveur de la reproduction du phénomène, précisément parce que lorsque l’expérience aurait échoué les infidèles auraient la preuve que le Flashforward avait été de nature spirituelle, et non pas scientifique.

Bien entendu, les gouvernements des nations islamiques se trouvèrent souvent en opposition avec les plus croyants au sein de leur peuple. Pour les pays qui faisaient des courbettes à l’Occident, soutenir la reproduction à la condition qu’elle soit décalée de douze heures, comme l’exigeaient les Asiatiques, était un scénario gagnant-gagnant : si l’expérience était un échec, les scientifiques occidentaux seraient ridiculisés et le monde séculier prendrait une bonne raclée ; si elle était couronnée de succès, les économies des nations musulmanes seraient dopées car leurs citoyens auraient des visions identiques à celles que les Américains avaient déjà connues concernant les technologies futures. Lloyd avait pensé que ceux qui n’avaient pas eu de vision la première fois — et qui donc, selon toute hypothèse, étaient morts dans vingt et un ans — seraient farouchement contre une redite de l’expérience. Dans les faits, ils se déclarèrent en majorité favorables à un nouvel essai. Les plus jeunes citaient souvent un désir de prouver qu’une autre explication que leur mort expliquait leur absence de vision lors du Flashforward. Les plus âgés, souvent résignés à l’idée de ne plus être de ce monde dans vingt et un ans, étaient simplement curieux d’en savoir plus, par l’intermédiaire des visions d’autrui, sur un avenir qu’eux-mêmes ne connaîtraient pas.

Certaines nations, parmi lesquelles le Portugal et la Pologne, demandèrent que la reproduction de l’expérience n’ait pas lieu avant un an. Trois contre-arguments convaincants furent avancés. Premièrement, fît remarquer Lloyd, plus le temps passait et plus croissait la possibilité qu’un facteur externe change suffisamment pour empêcher une reproduction satisfaisante. Deuxièmement, le besoin d’une sécurité absolue pendant la reproduction était évident pour le public actuellement. Mais plus la sévérité des accidents survenus pendant le Flashforward s’estomperait dans les mémoires et plus les gens se montreraient négligents dans leurs préparatifs. Troisièmement, les gens désiraient avoir de nouvelles visions qui confirmeraient ou infirmeraient les événements décrits dans leurs premières visions, ce qui permettrait à ceux ayant eu un aperçu déplaisant du futur de savoir s’ils étaient maintenant sur la bonne voie pour y remédier. Si les nouvelles visions concernaient également un moment situé vingt et un ans, six mois, deux jours et deux heures plus tard, chaque jour qui passait diminuait les chances que la seconde vision soit assez liée à la première pour rendre possible une comparaison entre les deux.

Il existait également un excellent argument économique qui jouait en faveur d’une reproduction rapide, si elle devait jamais se produire. Nombre de secteurs d’activité travaillaient actuellement à un rythme réduit à cause des dommages que le Flashforward avait infligés au matériel ou au personnel. Un arrêt total du travail dans un futur proche aurait pour répercussion une perte de productivité moindre que dans quelques mois, quand toutes les activités auraient repris à plein.

Les débats abordèrent d’innombrables sujets : l’économie, la sécurité nationale (que se passerait-il si une nation lançait une attaque nucléaire contre une autre juste avant que le monde entier perde conscience ?), la philosophie, la religion, les sciences, les principes démocratiques. Une décision affectant chaque personne sur la planète devait-elle être prise sur la base d’un vote par nation ? Les votes devaient-ils reproduire l’importance démographique de chaque pays, en quel cas celle de la Chine serait prépondérante ? Pourquoi ne pas confier la décision à un référendum global ?

Finalement, après bien des prises de bec et des arguties, les Nations unies arrêtèrent leur décision : l’expérience avec le LHC serait bien réitérée, avec un décalage de douze heures par rapport à la première, comme beaucoup de pays l’avaient demandé.

Les ambassadeurs de l’Union européenne insistèrent tous sur une condition avant que le CERN soit autorisé à reproduire l’expérience : il n’y aurait aucune poursuite au niveau des États contre le CERN, les pays qui participaient au programme ou n’importe quel membre de son personnel. Une résolution des Nations unies fut adoptée interdisant toute poursuite devant une instance mondiale. Bien entendu, rien ne pouvait empêcher les procès au civil, même si les gouvernements suisse et français avaient tous deux déclaré que leurs cours respectives ne tiendraient pas de tels procès, et même s’il était difficile d’établir la compétence de toute autre cour.

Le tiers-monde posait le plus gros problème logistique, avec ses régions primitives ou sous-développées, où les nouvelles arrivaient et se diffusaient lentement, voire pas du tout. Il fut donc décidé que la date de l’expérience serait repoussée de six semaines. Ce délai paraissait suffisant pour que tout le monde soit contacté et averti.

Et c’est ainsi que l’humanité se prépara à jeter un autre coup d’oeil sur son futur.

Michiko surnomma l’expérience l’» opération Klaatu ». Dans le film Le Jour où la Terre s’arrêta, Klaatu, un extraterrestre, neutralise toute source électrique dans le monde entier, pendant trente minutes, à midi pile, heure de Washington, pour démontrer le besoin d’une paix mondiale, mais il le fait avec un soin remarquable, pour que personne ne soit blessé. Les avions restent en vol, tout le matériel des salles d’opération continue à fonctionner. Cette fois ils allaient s’efforcer de se montrer aussi prudents que Klaatu, même si, comme Lloyd le glissa à la Japonaise, dans le film Klaatu avait été abattu en récompense de ses efforts. Heureusement, étant extraterrestre, il avait pu revenir à la vie…