— Chéri, dit-elle, qu’y a-t-il ?
Il désigna la console. Elle écarquilla les yeux.
— Shinjirarenai !s’exclama-t-elle. Tu as réussi !
Le sourire de Lloyd s’agrandit encore, si c’était possible.
— Nous l’avons eu !
— Vous avez eu quoi ? fit un des journalistes. Il ne s’est rien produit, bon Dieu !
— Oh, si ! répliqua Lloyd.
Théo était aux anges, lui aussi.
— Oh que si ! appuya-t-il.
— Mais quoi ? insista le même journaliste.
— Le boson ! fit Lloyd.
— Le quoi ?
— Le boson de Higgs ! Nous avons obtenu le boson de Higgs !
Un autre reporter étouffa un bâillement.
— Tu parles d’une nouvelle, grommela-t-il.
Lloyd était interviewé par un des journalistes.
— Que s’est-il passé ? demanda l’homme, un correspondant grognon du Times de Londres. Ou, plus précisément, pourquoi ne s’est-il rien passé ?
— Comment pouvez-vous affirmer qu’il ne s’est rien passé ? Nous avons eu le boson de Higgs !
— Personne ne s’y intéresse. Ce que nous voulons, c’est…
— Vous avez tort, coupa Lloyd d’un ton plein d’emphase.
C’est une avancée majeure. Ce qui pouvait arriver de plus énorme. Dans toute autre circonstance, ce résultat ferait la une de tous les journaux du monde.
— Mais les visions…
— Je n’ai aucune explication pour le fait qu’elles ne se soient pas reproduites. Mais l’événement d’aujourd’hui n’a rien d’un échec. Les scientifiques essaient de trouver le boson de Higgs depuis que Glashow, Salam et Weinberg ont prédit son existence, il y a un demi-siècle…
— Mais les gens espéraient entrevoir une autre tranche de l’avenir et…
— Je comprends, dit Lloyd. Mais trouver le Higgs est la raison d’être du Grand collisionneur de hadrons, laquelle n’est pas la quête débile d’une sorte de précognition. Nous savions qu’il nous faudrait aller bien au-delà des dix billions d’électronvolts pour produire le Higgs. C’est pourquoi les vingt pays qui participent au CERN ont construit ensemble le LHC. C’est pourquoi les États-Unis, le Japon, Israël et d’autres pays ont versé des milliards pour ce projet. C’était un programme scientifique primordial…
— Admettons, dit un journaliste. Le Wall Street Journal a. estimé à plus de quatorze milliards de dollars le coût de l’arrêt de tout travail dans le monde. Ce qui fait de l’opération Klaatu l’entreprise la plus chère de toute l’histoire de l’humanité.
— Mais nous avons obtenu le Higgs ! Vous ne comprenez pas ? La théorie de l’interaction électrofaible et l’existence du champ de Higgs viennent d’être prouvées. Nous savons maintenant ce qui fait que les objets — vous, moi, cette table, cette planète — ont une masse. Le boson de Higgs charrie un champ fondamental qui dote les particules élémentaires d’une masse — et nous venons de confirmer son existence !
— Personne ne s’intéresse à votre boson, grinça le journaliste. Les gens ne peuvent pas prononcer ce mot sans ricaner.
— Appelez-le « la particule de Higgs », alors, beaucoup de physiciens le font. Mais quel que soit le nom que vous lui donnerez, c’est la découverte la plus importante qui ait été faite dans le domaine de la physique au XXIe siècle. C’est vrai, nous ne sommes que dans la première décennie de ce siècle, mais je suis prêt à parier qu’à l’aube du xxif les gens regarderont en arrière et reconnaîtront que c’est la découverte la plus importante des cent années écoulées, dans le domaine de la physique.
— Tout ça n’explique pas pourquoi nous n’avons rien eu…
— Nous avons eu quelque chose ! répliqua Lloyd, exaspéré.
— Je voulais dire : pourquoi nous n’avons pas eu de visions.
Lloyd gonfla les joues et souffla brusquement.
— Écoutez, nous avons fait de notre mieux. Il est possible que le phénomène d’origine ait été un hasard impossible à reproduire. Le tout dépendait peut-être de conditions initiales qui ont changé subtilement. Peut-être que…
— Vous l’avez fait exprès, dit le journaliste.
Lloyd en resta bouche bée une seconde.
— Pardon ?
— Vous avez fait exprès d’échouer. Vous avez délibérément fait rater l’expérience.
— Nous n’avons absolument pas…
— Vous vouliez torpiller toute possibilité de poursuite judiciaire. Même après votre petit numéro devant les Nations unies, vous cherchiez un moyen pour que personne ne vous traîne devant les tribunaux. Et si vous démontriez que le CERN n’était pour rien dans le Flashforward la première fois…
— Nous n’avons rien simulé. Nous n’avons pas simulé le Higgs. Nous avons accompli une avancée scientifique majeure, bon sang !
— Vous nous avez tous trompés, dit l’homme du Times. Vous avez trompé la planète entière.
— Ne soyez pas ridicule, dit Lloyd.
— Oh ! ça va ! Si vous n’avez pas triché, alors pourquoi n’avez-vous pas réussi à nous donner un autre aperçu du futur ?
— Je… je ne sais pas. Nous avons essayé. Vraiment, nous avons essayé.
— Il y aura une enquête, vous savez…
Lloyd leva les yeux au ciel, mais il savait que le journaliste avait sans doute raison.
— Écoutez : nous avons fait tout ce que nous pouvions. Les fichiers informatiques le prouveront. Ils démontreront que le moindre paramètre expérimental a été scrupuleusement respecté. Bien sûr, il y a le problème du chaos et de la sensibilité aux conditions initiales, mais nous avons vraiment fait de notre mieux. Et le résultat n’a rien d’un échec… Il s’en faut même de beaucoup.
Le journaliste semblait sur le point d’objecter, peut-être de sous-entendre que les fichiers informatiques pouvaient avoir été maquillés, mais Lloyd leva une main pour le prendre de court.
— Néanmoins vous avez peut-être raison. Il est possible que cette expérience prouve que le CERN n’a rien à voir avec ce qui est arrivé auparavant. En quel cas…
— En quel cas, vous êtes tiré d’affaire, dit le reporter avec aigreur.
Lloyd se rembrunit. Sur le plan légal, il était hors de cause pour ce qui était arrivé la première fois, bien évidemment. Mais sur le plan moral ? Sans l’absolution que pouvait conférer un univers-bloc, il était en effet hanté par toutes les morts et les destructions qu’il avait causées, et ce depuis le suicide de Dim.
Sans même le vouloir, il sentit ses sourcils se soulever.
— Je crois que vous avez raison, dit-il. Je crois que je suis tiré d’affaire.
Chapitre 26
Chaque année, comme tout physicien, Theo attendait avec intérêt de savoir qui aurait l’honneur de recevoir le prix Nobel — qui rejoindrait Bohr, Einstein, Feynman, Gell-Mann et Pauli. Les chercheurs du CERN avaient décroché plus de vingt Nobel au fil du temps. Bien sûr, quand il vit l’en-tête du message dans sa BAL Internet, il n’eut pas besoin de décacheter une enveloppe pour savoir que son nom ne figurait pas sur la liste annuelle des personnes distinguées. Mais il était curieux de connaître le nom des collègues et amis qui avaient eu cette chance. Il cliqua donc sur le bouton « OUVRIR ».
Les lauréats étaient Perlmutter et Schmidt pour leurs travaux, réalisés en majeure partie plus de dix ans auparavant, et qui prouvaient que l’univers était en expansion perpétuelle et non menacé de s’effondrer sur lui-même. C’était typique : la récompense allait à des travaux achevés des années plus tôt, parce qu’il fallait du temps pour reproduire les résultats avancés, et qu’on devait explorer les ramifications de la recherche exposée.