Les portes de la penderie n’étaient pas les mêmes non plus. Elles s’ouvrirent d’elles-mêmes à l’approche du jeune homme.
Celui-ci en sortit un cintre auquel il suspendit le blouson, puis replaça le tout à l’intérieur… et le cuir glissa du cintre sur le plancher de la penderie.
La voix de Gaston tempêta de nouveau :
— Bon Dieu, Marc, tu ne peux pas faire un peu plus attention ?
Marc…
Marc !
Mon Dieu !
Voilà pourquoi le garçon lui semblait familier.
Marc. Le prénom que Marie-Claire et lui avaient choisi pour l’enfant qu’elle portait.
Marc Béranger.
Gaston n’avait pas encore tenu le bébé dans ses bras, il ne lui avait jamais fait faire son rot, n’avait jamais changé sa couche. Et pourtant Marc était là, adulte, un homme… et un homme qui montrait une hostilité effrayante.
Sa joue toujours agitée d’éclairs, Marc considéra un instant le blouson tombé, puis il s’éloigna de la penderie dont la porte coulissa.
— Bon Dieu, Marc, dit la voix de Gaston, je suis fatigué de cette attitude. Tu ne trouveras jamais de travail si tu te comportes de la sorte.
— Je t’emmerde, dit le garçon, d’une voix de basse moqueuse.
C’étaient les premiers mots de son bébé. Pas « maman » ou « papa », non : «Je t’emmerde. »
Et, comme s’il subsistait encore le moindre doute possible, Marie-Claire entra dans le champ de vision de Gaston à cet instant précis, après avoir franchi une autre porte coulissante donnant certainement sur la cuisine.
— Ne parle pas comme ça à ton père, dit-elle.
Gaston était abasourdi. C’était bien Marie-Claire, aucun doute n’était permis, mais elle ressemblait plus à sa propre mère qu’à elle-même. Ses cheveux étaient blancs, son visage creusé de rides, et elle avait pris au moins quinze kilos.
— Je t’emmerde aussi, lui dit Marc.
Gaston supputa que sa voix allait protester et il ne fut pas déçu.
— Ne parle pas à ta mère comme ça !
Avant que Marc se retourne, Gaston aperçut une zone rasée à l’arrière du crâne de son fils et un port métallique implanté là.
Il ne pouvait s’agir que d’une hallucination. Mais quelle terrible hallucination ! Marie-Claire devait accoucher très prochainement. Des années durant, ils avaient tout fait pour qu’elle tombe enceinte. Gaston dirigeait un complexe scientifique qui pouvait unir avec une précision incroyable un électron et un positron. Et pourtant, Marie-Claire et lui avaient été incapables de faire se rencontrer un ovule et un spermatozoïde, alors que chacun était des millions de fois plus gros que ces particules subatomiques. Mais enfin leurs efforts avaient été couronnés de succès et elle était tombée enceinte.
Et à présent, neuf mois plus tard, ils auraient bientôt un bébé. Tous ces cours sur la méthode d’accouchement sans douleur, tous ces préparatifs, l’arrangement de la chambre d’enfant… Tout cela allait porter ses fruits.
Et maintenant ce rêve. Ce n’était que cela, forcément : un mauvais rêve. Il avait fait le pire des cauchemars de toute son existence juste avant qu’ils se marient. Pourquoi serait-ce différent ?
Mais c’était différent. Ce rêve était beaucoup plus réaliste que tous ceux qu’il avait connus. Il repensa au port informatique à l’arrière du crâne de son fils, envisagea des images injectées directement dans le cerveau… La drogue du futur ?
— Lâche-moi, dit Marc. J’ai eu une sale journée.
— Oh, vraiment ? répliqua Gaston d’un ton éminemment sarcastique. Tu as eu une sale journée, hein ? A terroriser les touristes dans la Vieille Ville, c’est ça ? J’aurais dû te laisser pourrir en prison, espèce de punk ingrat…
Gaston fut choqué de s’entendre parler comme l’avait fait son propre père et répéter ce que celui-ci lui avait dit quand Gaston avait l’âge de Marc, ces choses qu’il s’était promis de ne jamais dire à ses propres enfants.
— Allons, Gaston…, commença Marie-Claire.
— S’il n’aime pas ce qu’il a ici…
— Marre de ces conneries, grinça Marc.
— Ça suffit ! s’écria Marie-Claire. Ça suffit !
— Je vous déteste, dit encore Marc. Je vous déteste tous les deux.
Gaston ouvrit la bouche pour répliquer et…
… et soudain il se retrouva dans son bureau du CERN.
Après avoir rapporté la nouvelle d’un nombre considérable de morts, Michiko Komura était immédiatement retournée dans le bureau du centre de contrôle du LHC. Elle essaya encore de contacter l’école primaire de Genève où allait Tamiko, sa fille de huit ans. La Japonaise avait divorcé de son premier mari, un cadre de Tokyo. Mais la ligne sonnait toujours occupée et la compagnie suisse des téléphones, pour une raison inconnue, ne proposait pas de la prévenir automatiquement dès que la ligne serait libérée.
Lloyd se tenait derrière elle pendant qu’elle multipliait les tentatives, mais finalement elle leva vers lui un regard désespéré.
— Je ne parviens pas à avoir l’école, dit-elle. Il faut que j’aille là-bas.
— Je t’accompagne.
Ils sortirent du bâtiment au pas de course, dans l’air doux de ce mois d’avril, alors que le soleil rougeoyant frôlait déjà l’horizon, avec les montagnes au loin.
La Toyota de Michiko était garée elle aussi sur l’aire de stationnement, mais ils prirent la Fiat de location de Lloyd, qui se mit au volant. Ils sortirent du complexe scientifique, passèrent devant les énormes citernes cylindriques d’hélium liquide et s’engagèrent sur la route de Meyrin qui leur fit traverser la localité du même nom, à l’est du CERN. S’ils aperçurent bien quelques véhicules sur le bas-côté de la route, la situation ne semblait pas pire qu’après une des rares tempêtes hivernales, sauf que bien sûr il n’y avait pas de neige au sol.
Ils traversèrent rapidement la ville. Un peu plus loin se trouvait l’aéroport Cointrin qui desservait Genève. Des colonnes de fumée noire s’élevaient dans le ciel. Un gros jet de la Swissair s’était écrasé sur l’unique piste.
— Mon Dieu, souffla Michiko en portant une main à sa bouche.
Ils continuèrent et entrèrent dans Genève proprement dite, à la pointe est du lac Léman. Ville riche forte de deux cent mille habitants, Genève était réputée pour ses restaurants ultrachics et ses magasins proposant des articles hors de prix.
Les panneaux normalement lumineux étaient éteints et beaucoup de véhicules, dont un certain nombre de Mercedes et d’autres marques luxueuses, avaient quitté la chaussée et percuté des bâtiments. Les vitrines de plusieurs magasins avaient explosé sous le choc, mais il ne semblait pas y avoir de pillage en cours. Les touristes eux-mêmes semblaient trop stupéfaits par ce qui venait d’arriver pour profiter de la situation.
Ils aperçurent une seule ambulance arrêtée sur le bord de la route pour porter secours à un vieil homme blessé. Ils entendirent les sirènes de camions de pompiers et d’autres véhicules d’urgence. Et ils aperçurent même un hélicoptère qui s’était encastré dans la façade de verre d’une petite tour de bureaux.
Ils franchirent le pont de l’Ile qui enjambait le Rhône, avec ses mouettes qui tournoyaient au-dessus de ses eaux, et quittèrent ainsi la rive droite avec ses hôtels patriciens pour entrer dans la rive gauche historique. La route autour de la Vieille Ville était bloquée par un carambolage ayant impliqué quatre voitures, aussi durent-ils se frayer un chemin par des rues étroites et sinueuses. Ils descendirent la rue de la Cité qui donnait dans la Grand-Rue. Mais cette artère aussi était bloquée dans les deux sens par un bus des Transports Publics Genevois qui s’était mis en travers. Ils essayèrent un itinéraire alternatif, lui aussi obstrué par des véhicules accidentés.