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Bien, se dit Théo, le choix de cette année n’était pas si mauvais. Il y aurait un peu d’amertume au CERN, à n’en pas douter. D’après la rumeur, McRainey préparait déjà une petite fête pour le triomphe de ses amis, même si c’était certainement un ragot calomnieux. Pourtant, Théo se demandait comme chaque année à la même époque si un jour il verrait son nom sur la liste.

Théo et Lloyd passèrent les quelques jours suivants à travailler sur la rédaction d’un texte concernant le Higgs. Bien que la presse ait déjà annoncé — sans grand enthousiasme — la production de la particule au monde entier, ils devaient encore exposer leurs résultats dans une publication spécialisée.

— Pourquoi cette différence ? demanda Lloyd pour la dixième fois peut-être. Pourquoi n’avons-nous pas obtenu le Higgs au premier essai ?

— Je n’en sais rien, répondit Théo. Nous n’avons rien modifié. Bien sûr, nous n’avons pas pu reproduire exactement les mêmes conditions d’expérimentation. Des semaines se sont écoulées depuis le premier essai, donc la Terre s’est déplacée de millions de kilomètres sur son orbite autour du soleil, et le soleil lui-même s’est déplacé dans l’espace, et…

— Le soleil ! s’exclama Lloyd.

Théo le regarda sans comprendre.

— Vous ne voyez donc pas ? La première fois que nous avons fait cette expérience, le soleil était levé, mais pas la dernière fois. Et si la première fois les vents solaires avaient créé des interférences avec notre matériel ?

— L’anneau du LHC se trouve cent mètres sous la surface et nous avons la meilleure protection contre les radiations qu’on puisse imaginer. Il n’y a aucun moyen qu’une quantité significative de particules ionisées ait pu l’atteindre.

— Hmm…, fit Lloyd. Et pour les particules dont on ne peut pas se protéger ? Les neutrinos ?

Théo grimaça.

— Pour eux, il ne devrait pas y avoir de différence, que nous soyons exposés au soleil ou non.

Seul un ou deux neutrinos sur deux cents millions qui traversent la Terre touchent réellement quelque chose, le reste se contentant de passer de l’autre côté sans aucun effet.

Très concentré, Lloyd pinça les lèvres.

— Mais il se peut que la quantité de neutrinos ait été particulièrement élevée le jour où nous avons effectué la première expérience, dit-il.

Quelque chose le titillait, en rapport avec ce que Gaston Béranger lui avait dit quand il avait énuméré tout ce qui était arrivé à 17 heures ce 21 avril.

— Béranger m’a dit que quelqu’un au Sudbury Neutrino Observatory avait relevé une éruption juste avant que nous lancions notre expérience.

— Je connais quelqu’un au SNO, dit Théo. Wendy Small. Nous étions ensemble après la licence.

Inauguré en 1998, le Sudbury Neutrino Observatory se trouvait sous deux kilomètres d’épaisseur de roche précambrienne et c’était le détecteur de neutrinos le plus sensible au monde.

Lloyd désigna le téléphone et Théo s’en approcha.

— Vous connaissez l’indicatif ?

— Pour Sudbury ? 705, probablement, c’est celui en vigueur pour tout le nord de l’Ontario.

Théo composa le numéro, parla à une standardiste, raccrocha, recommença.

— Allô, dit-il en anglais. Wendy Small, je vous prie. (Un moment d’attente.) Wendy, ici Théo Procopides. Quoi ? Oh, très amusant… (Il couvrit le microphone de sa main libre et glissa à Lloyd :) Elle a dit : « Je te croyais mort. » (Lloyd fit mine de réprimer un grand sourire.) Wendy, je t’appelle du CERN, et je suis avec quelqu’un : Lloyd Simcoe. Ça ne te dérange pas que je mette le haut-parleur ?

— Le Lloyd Simcoe ? fit la voix de Wendy. Ravie de faire votre connaissance.

— Bonjour, dit Lloyd d’une petite voix.

— Voilà, reprit Théo, comme tu le sais certainement, hier nous avons essayé de reproduire le phénomène de déplacement temporel et ça n’a pas marché.

— J’ai cru le remarquer, oui, dit Wendy. Tu sais, dans ma vision je regardais la télé. Sauf que c’était en trois dimensions. On en était au dénouement d’un policier et depuis je meurs d’envie de savoir qui est le meurtrier.

Moi aussi, songea Théo.

— Désolé que nous ayons échoué.

Lloyd décida d’intervenir :

— J’ai cru comprendre que le Sudbury Neutrino Observatory avait relevé un afflux de neutrinos juste avant que nous lancions notre première expérimentation, le 21 avril. Ces neutrinos étaient dus à des taches solaires ?

— Non, ce jour-là le soleil était plutôt calme. Ce que nous avons détecté, c’était un jaillissement extra-solaire.

— Extra-solaire ? Vous voulez dire : qui provenait d’ailleurs que du système solaire ?

— Exact.

— Quelle en était la source ?

— Vous vous souvenez de la supernova 1987A ? demanda Wendy.

Théo secoua la tête. Lloyd sourit.

— C’était le son produit par Théo quand il a fait « non » de la tête.

— J’ai entendu les grincements, dit Wendy. Bon, écoutez : en 1987, on a détecté la plus grande supernova depuis trois cent quatre-vingt-trois ans. Une étoile supergéante bleue de type B3 baptisée « Sanduleak — 69°202 » a explosé en bordure du Grand Nuage de Magellan.

— Le Grand Nuage de Magellan ! dit Lloyd. Ce n’est pas la porte à côté !

— Cent soixante-six mille années-lumière, pour être précis, dit la voix de Wendy. Ce qui signifie, évidemment, qu’en réalité Sanduleak a explosé au pléistocène, mais que nous n’avons vu l’explosion qu’il y a vingt-deux ans. Mais les neutrinos voyagent sans entrave presque éternellement. Et, pendant l’explosion de 1987, nous avons détecté un jaillissement de neutrinos qui a duré près de dix secondes.

— Je vois.

— Sanduleak était une étoile très particulière. Normalement, ce sont les supergéantes rouges, et pas les bleues, qui se transforment en supernova. Quoi qu’il en soit, après avoir explosé sous forme de supernova, ce qui reste de l’étoile s’effondre en général pour former une étoile à neutrons ou un trou noir. Si Sanduleak s’était effondrée sur elle-même pour former un trou noir, nous n’aurions jamais dû détecter les neutrinos, parce qu’ils n’auraient pas pu s’échapper. Mais avec une masse de vingt fois le soleil, nous avons pensé que Sanduleak était trop petite pour former un trou noir, du moins d’après les théories de l’époque.

— Hmm, fît Lloyd.

— Mais en 1993, Hans Bethe et Gerry Brown ont formulé une théorie selon laquelle les condensais de kaons permettent à une étoile de plus petite masse de s’effondrer sur elle-même pour créer un trou noir. Les kaons n’obéissent pas au principe d’exclusion de Pauli.

Le principe d’exclusion professait que deux particules d’un type donné ne pouvaient occuper simultanément le même état énergétique.

— Pour qu’une étoile se transforme en étoile à neutrons, poursuivit Wendy, tous les électrons doivent se combiner avec les protons pour former des neutrons, mais comme les électrons obéissent au principe d’exclusion, quand vous essayez de les mettre ensemble ils ne cessent d’occuper des niveaux d’énergie de plus en plus élevés au lieu de se regrouper, ce qui produit une résistance à l’effondrement continu. C’est en partie pourquoi il faut commencer par une étoile assez massive pour créer un trou noir. Mais si les électrons étaient convertis en kaons, alors ils pourraient tous occuper le niveau d’énergie le plus bas, ce qui créerait beaucoup moins de résistance et rendrait théoriquement possible l’effondrement d’une étoile plus petite en trou noir. Gerry et Hans ont donc dit : supposons que c’est ce qui s’est passé pour Sanduleak. Supposons que ses électrons se sont transformés en kaons. Alors l’étoile aurait pu se transformer en trou noir. Et combien de temps faudrait-il pour que s’opère la conversion des électrons en kaons ? Ils ont défini qu’il faudrait dix secondes, ce qui veut dire que des neutrinos ont pu s’échapper pendant les dix premières secondes de la supernova, mais qu’ensuite les autres ont été aspirés dans le trou noir. Et, comme je l’ai dit, dix secondes est la durée exacte du jaillissement de neutrinos observé en 1987.