— Fascinant, lâcha Lloyd. Mais quel rapport y a-t-il avec le jaillissement qui s’est produit quand nous avons fait notre expérience la première fois ?
— Eh bien, ce qui se forme à partir d’un condensât de kaons n’est pas réellement un trou noir, expliqua Wendy. C’est plutôt une parasingularité intrinsèquement instable. Aujourd’hui nous les appelons des « trous bruns », d’après l’expression de Gerry Brown. En fait, cette chose devrait s’inverser à un certain moment, avec les kaons qui se reconvertissent spontanément en électrons. Quand ce phénomène se produit, le principe d’exclusion de Pauli entre en action, ce qui provoque une pression massive en opposition à la dégénérescence et force l’ensemble à une expansion presque instantanée. À ce stade, les neutrinos devraient être en mesure de s’échapper — au moins jusqu’à l’inversion complète du processus, quand les électrons redeviennent des kaons. Sanduleak était donc vouée à rebondir, à un moment ou à un autre, et, dans les faits, cinquante-trois secondes avant votre déplacement temporel, notre détecteur de neutrinos a enregistré un jaillissement en provenance de Sanduleak. Bien sûr, le détecteur et tout son matériel d’enregistrement ont cessé de fonctionner dès le début du déplacement temporel, c’est pourquoi j’ignore quelle a été la durée du second jaillissement, mais en théorie il aurait dû être plus long que le premier. Peut-être de l’ordre de deux à trois minutes. (Elle ajouta, d’un ton soudain presque nostalgique :) Pour tout dire, au début j’ai pensé que le jaillissement dû à l’inversion de Sanduleak était la cause du déplacement temporel. J’étais prête à prendre un billet d’avion pour Stockholm quand vous avez déclaré que c’était votre collisionneur qui avait tout provoqué.
— Eh bien, c’était peut-être le jaillissement, effectivement, dit Lloyd. Ce qui expliquerait pourquoi nous n’avons pas réussi à réitérer les effets présumés de l’expérience.
— Non, non, dit Wendy. Ce n’était pas le jaillissement dû à l’inversion, du moins pas seul. Souvenez-vous, le jaillissement a commencé cinquante-trois secondes avant le déplacement temporel, et ce déplacement a parfaitement coïncidé avec le début de vos collisions. Mais peut-être que la concomitance du jaillissement touchant la Terre et de votre expérience a créé les conditions qui ont provoqué le déplacement temporel. Et sans le même jaillissement quand vous avez reproduit votre expérience, il ne s’est rien produit.
— Si je comprends bien, dit Lloyd, en gros nous avons recréé des conditions sur Terre qui n’ont pas existé depuis une fraction de seconde après le Big Bang, et dans le même temps nous avons été bombardés par un paquet de neutrinos qu’un trou brun en inversion avait crachés ?
— C’est à peu près ça, approuva Wendy. Comme vous pouvez l’imaginer, les chances que la chose se reproduise sont incroyablement faibles. Ce qui n’est sans doute pas plus mal.
— Sanduleak va-t-elle subir de nouveau le phénomène d’inversion ? demanda Lloyd. Pouvons-nous nous attendre à un autre jaillissement de neutrinos ?
— C’est probable. En théorie, l’inversion se produira encore à plusieurs reprises, c’est une sorte d’oscillation entre l’état de trou brun et celui d’étoile à neutrons, jusqu’à ce qu’un état de stabilité soit atteint et que Sanduleak devienne une étoile à neutrons permanente, mais non rotative.
— Quand se produira la prochaine inversion ?
— Je n’en ai aucune idée.
— Mais si nous attendons le prochain jaillissement, et que nous faisons notre expérience à ce moment précis, peut-être que nous parviendrons à reproduire l’effet de déplacement temporel, non ?
— C’est quelque chose qui n’arrivera jamais, répondit Wendy.
— Pourquoi donc ? demanda Théo.
— Réfléchissez, les gars. Il vous a fallu des semaines entières pour préparer cet essai de reproduction de votre expérience, et que personne ne coure de risque. Mais les neutrinos n’ont quasiment pas de masse. Ils voyagent dans l’espace à une vitesse qui approche celle de la lumière. Il est impossible de prédire quand ils arriveront, et puisque la première inversion a duré moins de trois minutes — elle était terminée quand mes détecteurs se sont remis en marche —, vous ne seriez pas au courant à temps du prochain jaillissement. Une fois qu’il se serait déclenché, vous n’auriez que trois minutes ou moins pour mettre en marche votre accélérateur.
— Mince…, souffla Théo. Mince alors…
— Désolée de ne pas avoir de meilleures nouvelles à vous annoncer, dit encore Wendy. Bon, j’ai une réunion dans cinq minutes. Désolée, mais il faut que j’y aille.
— D’accord, merci, dit Théo. Au revoir.
— Au revoir.
Le Grec coupa le haut-parleur et se tourna vers Lloyd.
— Impossible à reproduire, laissa-t-il tomber. Le monde ne va pas aimer ça…
Il alla s’asseoir sur la chaise la plus proche.
— Merde, marmonna Lloyd.
— J’allais le dire. Vous savez, maintenant que nous savons que le futur n’est pas immuable, je ne m’inquiète plus autant au sujet du meurtre. Il n’empêche, j’aurais bien aimé voir quelque chose. N’importe quoi. J’ai l’impression… Bon sang, j’ai l’impression qu’on m’a laissé en plan, vous comprenez ce que je veux dire ? Comme si tout le monde sur la planète voyait le vaisseau mère, alors que moi j’étais dans un coin en train de pisser.
Chapitre 27
Le LHC réalisait maintenant quotidiennement des collisions de noyaux de plomb à mille cent cinquante TeV. Certaines correspondaient à des expériences planifiées de longue date, remises au goût du jour. D’autres participaient des tentatives continues visant à établir une base théorique originale pour le déplacement temporel. Théo interrompit ses contrôles des données informatisées relatives à ALICE et au CMS pour lire ses e-mails :
« Des Nobélisés supplémentaires annoncés », disait le titre du premier message.
Bien évidemment, on ne décerne pas le Nobel uniquement aux physiciens. Cinq autres prix étaient attribués chaque année, et leur annonce avait lieu des jours à l’avance : en chimie, en physiologie ou médecine, en économie, en littérature, et pour la promotion de la paix dans le monde. Le seul qui intéressait vraiment Théo était celui de physique, même s’il portait un certain intérêt à celui de chimie. Il ouvrit le message pour en lire le contenu.
Il ne s’agissait pas du Nobel de chimie, mais de celui de littérature. Théo allait expédier cet e-mail dans le néant informatique quand le nom du lauréat retint son attention.
Anatoly Korolov. Un romancier russe.
Après que M. Cheung de Toronto lui eut cité ce nom dans sa vision, Théo avait effectué des recherches. Le nom de Korolov s’était révélé très répandu, et sans réel relief. Aucune personne le portant ne sortait du lot.