Mais un écrivain nommé Korolov venait de remporter un prix Nobel. Théo passa aussitôt sur le site Britannica Online. Le texte de présentation concernant Korolov était des plus succincts :
« Korolov, Anatoly Sergueïevich : Romancier et polémiste russe, né le 11 juillet 1965 à Moscou. »
Théo fit la moue. Ce type était d’un an plus jeune que Lloyd. Bien sûr que personne n’avait à reproduire les résultats expérimentaux décrits dans un roman. Il poursuivit sa lecture :
« Publié en 1992, le premier roman de Korolov, Pered voskhodom solntsa (« Avant le lever du soleil ») décrit de l’intérieur la période suivant l’effondrement de l’Union soviétique. Le personnage principal, Sergueï Dolonov, est un membre déçu du parti communiste, qui traverse une série tragi-comique de rituels attachés à son passage à l’âge adulte, alors que dans le même temps il tente de comprendre les bouleversements qui affectent son pays. Il finit par devenir un homme d’affaires prospère à Moscou. Parmi les autres romans de Korolov, on peut citer Na kulichkakh (A la fin du monde), 1995 ; Obyknovennaya istoriya (« Une histoire banale »), 1999 ; et Moskvityanin (« Le Moscovite »), 2006. De ces œuvres, seule Na kulichkakh a été traduite et publiée en langue anglaise. »
Nul doute qu’il aurait droit à une notice plus fournie dans la prochaine édition, se dit Théo. Il se demanda si Dim avait lu les écrits de ce romancier au gré de ses études sur la littérature européenne.
Etait-il possible que la vision de Cheung se soit référée à ce Korolov ? Et en ce cas, quel lien avait-il avec Theo ? Ou avec Cheung, d’ailleurs, dont les intérêts semblaient plus orientés vers le commerce que vers la littérature ?
Michiko et Lloyd se promenaient dans les rues de Saint-Genis, en se tenant la main, et ils profitaient à plein de la brise tiède du soir. Après quelques centaines de mètres parcourus en silence, la jeune femme fit halte.
— Je pense savoir ce qui n’a pas marché.
Lloyd la regarda sans répondre, mais tout son visage posait la question qu’il n’exprimait pas.
— Réfléchis à ce qui s’est passé, dit-elle. Tu as conçu une expérience qui aurait dû produire le boson de Higgs. La première fois que tu l’as lancée, pourtant, elle s’est soldée par un échec. Et pourquoi ?
— Le flux de neutrinos venu de Sanduleak, répondit-il.
— Oh ? Il se peut que ce paramètre ait joué dans le déplacement temporel… mais comment aurait-il pu empêcher la production du boson ?
Lloyd haussa les épaules.
— Eh bien, il… il… Hmm, c’est une bonne question.
Ils se remirent à marcher d’un pas tranquille.
— Il ne pouvait pas avoir d’effet sur la production de bosons, reprit la Japonaise. Je ne doute pas qu’il y ait eu un flux de neutrinos au moment de l’expérience, mais il n’aurait pas dû interférer avec la production de bosons de Higgs. Les bosons auraient dû apparaître.
— Mais ils ne sont pas apparus.
— Précisément, dit-elle. Mais il n’y avait personne pour les observer. Pendant presque trois minutes, il n’y a eu aucun esprit conscient sur Terre — personne, nulle part, qui aurait pu constater la création d’un boson de Higgs. De plus, il n’y avait personne pour observer quoi que ce soit. C’est pourquoi les cassettes vidéo semblaient vides. Elles semblaient vides, comme s’il n’y avait rien sur les bandes que de la neige électronique. Mais imagine qu’elles aient justement enregistré autre chose que cette neige, imagine que les caméras aient bien enregistré ce qui se produisait : un monde non résolu. Sans observateurs qualifiés — puisque la conscience de tout le monde était ailleurs —, il n’y avait aucun moyen de résoudre la mécanique quantique à l’oeuvre. Impossible de choisir entre les diverses réalités possibles. Ces enregistrements vidéo montrent une sorte de néant fait de parasites, ce qui peut être en réalité la superposition de tous les états possibles.
— Je doute fort que la superposition de tous les états possibles prenne l’aspect de la neige qu’on voit sur les écrans quand il n’y a plus d’émission.
— Eh bien, ce n’est peut-être pas l’image réelle. Mais, que ce soit ça ou pas, il est évident que toutes les informations rattachées à cette période de trois minutes ont été oblitérées, d’une façon ou d’une autre. Les lois physiques régissant ce qui s’est passé ont empêché tout enregistrement de données pendant ce laps de temps. Sans aucun être conscient pour la connaître, la réalité n’existe pas.
Lloyd fronça les sourcils. Se pouvait-il qu’il se soit trompé du tout au tout ? L’interprétation transactionnelle de Cramer expliquait tout dans le domaine de la mécanique quantique sans avoir recours à des observateurs qualifiés… mais peut-être que de tels observateurs avaient un rôle à jouer dans le processus.
— Il est possible que…, commença-t-il. Mais non, non, ça ne peut pas marcher. Si tout était irrésolu, alors comment les accidents se produiraient-ils ? Un avion qui s’écrase, c’est un fait résolu, une possibilité qui devient un fait concret.
— Bien sûr, dit Michiko. On ne parle pas de trois minutes écoulées pendant lesquelles les avions, les trains, les voitures et les chaînes de montage ont continué à fonctionner sans intervention humaine. On parle de trois minutes pendant lesquelles rien n’était résolu, où toutes les possibilités existaient, rassemblées dans une sorte de « blanc ». Mais à la fin de ces trois minutes, la conscience est revenue et le monde s’est de nouveau réduit à un état unique. Et, malheureusement, mais inévitablement, cet état a été le plus logique, puisqu’il y avait eu trois minutes d’absence : il s’est résolu en un monde dans lequel les avions s’étaient écrasés et les voitures avaient eu des accidents ; mais toutes ces choses ne se sont pas produites pendant les trois minutes. Elles n’ont en fait jamais eu lieu. Nous sommes simplement passés de l’état où les choses étaient avant ces trois minutes à celui où elles devaient logiquement être ensuite.
— C’est… c’est dingue, balbutia Lloyd. Ce n’est pas… une façon réaliste de voir les choses.
Ils passaient devant un café. Une chanson braillarde, avec des paroles en français, se déversait à l’extérieur malgré les portes closes de l’établissement.
— Non, ce n’est pas irréaliste. C’est de la physique quantique. Et le résultat est le même : ces gens sont toujours aussi morts, ou aussi gravement blessés, comme si les accidents avaient réellement eu lieu. Je ne suggère pas qu’on peut changer cela… même si je le souhaiterais de tout mon cœur.
Lloyd serra un peu plus fort la main de Michiko et ils continuèrent à avancer dans la rue, vers le futur.
TROISIEME PARTIE
VINGT ET UN ANS PLUS TARD
AUTOMNE 2030
Le temps perdu ne se rattrape jamais.
Chapitre 28
Le temps passe. Tout change.
En 2017, une équipe de physiciens et de spécialistes du cerveau travaillant principalement à Stanford ont défini un modèle théorique du déplacement temporel. Le modèle de l’esprit humain basé sur la mécanique quantique et proposé par Roger Penrose trente ans plus tôt s’est révélé exact dans ses grandes lignes, même si Penrose s’était trompé sur un certain nombre de détails. Dès lors, il n’était pas vraiment surprenant qu’un certain nombre d’expériences importantes ressortissant du domaine de la physique quantique aient eu un effet sur la perception.