Chapitre 29
Théo, à présent âgé de quarante-huit ans, était personnellement enchanté que la réalité de 2030 soit différente de ce que les visions de 2009 avaient laissé supposer. Pour sa part il s’était laissé pousser la barbe, de sorte qu’il ne donnait plus l’impression d’avoir besoin de se raser dès l’après-midi venu. Le jeune Helmut Drescher avait dit qu’il voyait le menton de Théo dans sa vision et la barbe du Grec était un des petits artifices qui lui permettaient d’affirmer son libre arbitre.
Mais plus la date de la reproduction approchait, plus il sentait monter en lui une appréhension diffuse. Il voulait se convaincre que c’était simplement la nervosité de décevoir le monde une nouvelle fois si quelque chose allait de travers, mais le LHC semblait fonctionner à merveille et il dut reconnaître que ce n’était pas la bonne raison.
Non, en vérité il redoutait l’approche de la date à laquelle, d’après les visions de 2009, il mourrait.
Il en vint à ne plus pouvoir manger ni dormir. S’il avait réussi à déterminer l’identité de la personne qui voulait le tuer, les choses auraient peut-être été plus faciles : il lui aurait suffi d’éviter cette personne. Mais il n’avait pas la moindre idée de qui avait appuyé/appuierait sur la détente.
Enfin, inévitablement, le lundi 21 octobre 2030 arriva, cette même date qui, au moins dans une version de la réalité, était gravée au laser sur sa pierre tombale. Il se réveilla au petit matin, trempé d’une sueur glacée.
Au CERN, il restait encore un tas de choses à faire. Dans deux jours seulement, les neutrinos de Sanduleak atteindraient la Terre. Théo s’efforça de se concentrer sur ce problème, mais même quand il fut dans son bureau il se rendit compte qu’il était incapable de réfléchir.
Peu après 10 heures, il n’y tint plus et quitta le centre de contrôle du LHC, non sans avoir mis une casquette beige et des lunettes à verres miroirs. On ne risquait pourtant pas d’être ébloui à l’extérieur. La température était relativement fraîche et le ciel plutôt nuageux. Mais plus personne ne sortait sans se protéger le crâne et les yeux. Si la diminution de la couche d’ozone avait fini par être stoppée, rien d’efficace n’avait encore été entrepris pour la raffermir.
Le soleil se reflétait sur les cimes rocheuses du Jura. Un car Globus Gateway attendait sur l’aire de stationnement. Le CERN à présent déserté en partie n’avait rien d’une attraction recommandée dans le Guide Michelin, et avec le tapage entourant la prochaine reproduction du phénomène, aucun touriste n’était autorisé sur le site. Ce car avait été affrété pour amener des journalistes depuis l’aéroport. Ils venaient couvrir les préparatifs de l’expérience.
Théo se dirigea vers sa voiture, une Ford Octavia rouge, modèle solide et fiable. Il avait passé sa jeunesse à jouer avec des accélérateurs de particules qui coûtaient des milliards et il n’avait pas besoin d’un coupé sport pour affirmer sa valeur personnelle.
L’auto l’identifia quand il approcha et il hocha la tête pour signifier qu’il voulait monter à son bord. La portière du côté conducteur remonta en coulissant sur le toit. On pouvait encore acheter des modèles avec portières à charnières verticales, mais les places de stationnement étaient devenues tellement rares et étroites dans les centres urbains que ce nouveau système était beaucoup plus adapté.
Théo s’installa à l’intérieur du véhicule et lui indiqua la destination qu’il souhaitait.
— À cette heure de la journée, répondit la voiture d’une voix masculine bien timbrée, ce sera plus rapide en prenant la rue Meynard.
— D’accord, dit Théo. Tu conduis.
La Ford s’éleva du sol et démarra.
— Musique ou infos ? demanda-t-elle.
— Musique.
La voiture diffusa la musique qu’il appréciait tout particulièrement en ce moment, le dernier album d’un group pop coréen. Mais les mélodies ne parvinrent pas à le détendre. Bon sang, il savait bien qu’il n’aurait jamais dû se trouver ici, en Suisse, mais le Grand collisionneur de hadrons demeurait l’installation de son genre la plus importante au monde. Avant l’invention du TTC, les diverses tentatives pour ranimer le projet du Supercollisionneur supraconducteur, torpillé par le Congrès américain en 1993, avaient toutes échoué. Et utiliser et réparer des accélérateurs de particules constituait un art en voie d’extinction. La plupart des gens qui avaient conçu l’accélérateur LEP original — le premier à avoir été installé dans le tunnel souterrain géant du CERN — étaient décédés ou à la retraite, et seuls quelques-uns ayant travaillé sur le LHC entré en service un quart de siècle plus tôt étaient encore en activité. L’expertise de Théo était donc indispensable ici, en Suisse. Mais il n’avait nullement l’intention de servir de cible.
La Ford s’arrêta devant l’adresse qu’il avait donnée : le quartier général de la police de Genève. C’était une bâtisse vieille de plus d’un siècle, à la façade noircie par les fumées d’échappement, alors même que les véhicules équipés de moteurs à combustion étaient interdits depuis 2021. Un ravalement semblait plus qu’indiqué.
— Ouverture, dit Théo.
La portière disparut dans le toit de la voiture.
— Il n’y a pas de place de stationnement disponible dans un rayon de cinq cents mètres, l’informa la Ford.
— Alors fais le tour du pâté d’immeubles jusqu’à ce que je t’appelle quand je serai prêt à partir, ordonna Théo.
L’auto accusa réception de la demande. Théo coiffa sa casquette, mit ses lunettes et sortit. Il traversa la rue, gravit les marches et entra dans le bâtiment.
— Bonjour, dit un homme blond aux épaules massives, assis derrière un bureau. Je peux vous aider ?
— Oui, répondit Théo. Je voudrais voir l’inspecteur Drescher, s’il vous plaît.
Helmut junior avait effectivement été promu au grade d’inspecteur, un détail que Théo avait vérifié quelques mois plus tôt.
— Moot n’est pas là, dit le réceptionniste. Quelqu’un d’autre serait en mesure de vous aider, peut-être ?
Théo sentit son moral chuter. Drescher pourrait comprendre, mais expliquer la situation à un inconnu…
— J’espérais vraiment voir l’inspecteur Drescher. Il doit revenir bientôt ?
— Je ne peux vraiment pas vous… Oh, dites donc, ce doit être votre jour de chance : le voilà qui arrive.
Théo se retourna. Deux hommes ayant apparemment l’âge qui correspondait entraient dans le hall. Le Grec aurait été bien incapable de dire lequel était Drescher.
— Inspecteur Drescher ? fit-il d’une voix hésitante.
— C’est moi, dit l’homme de droite.
Helmut était devenu un adulte d’une certaine prestance, cheveux brun clair, yeux bleus et mâchoire volontaire.
— Comme je disais, commenta le planton derrière Théo. Votre jour de chance.
Seulement si je suis encore vivant demain, songea le physicien.
— Inspecteur Drescher, il faut que je vous parle.
Helmut se tourna vers son compagnon.
— On se voit tout à l’heure, Fritz.
Celui-ci acquiesça et s’éloigna.
Drescher ne montra en rien qu’il avait reconnu Théo. Bien sûr, vingt et un ans s’étaient écoulés depuis leur première et dernière entrevue, et si les médias avaient beaucoup parlé de la tentative de déplacement temporel, Théo avait été beaucoup trop occupé pour donner des interviews. Il avait laissé cette corvée à Jake Horowitz.