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— A quelle distance se trouve l’école ? demanda Lloyd.

— Moins d’un kilomètre.

— Allons-y à pied.

Il ramena la Fiat dans la Grand-Rue et la gara sur le côté. Ce n’était pas une place de stationnement autorisé, mais il doutait que quelqu’un s’en soucie dans les circonstances actuelles. Ils se mirent à remonter la pente des rues pavées. Après quelques mètres, Michiko fit halte et ôta ses hauts talons pour aller plus vite. Ils reprirent leur progression mais elle dut s’arrêter une nouvelle fois pour remettre ses chaussures quand ils arrivèrent sur une zone recouverte de débris de verre.

Ils parcoururent en hâte la rue Jean-Calvin, longèrent le musée Barbier-Mueller, tournèrent dans la rue du Puits Saint-Pierre et passèrent devant la Maison Tavel, la demeure privée la plus ancienne de tout Genève. Ils avaient à peine ralenti l’allure quand ils arrivèrent devant l’austère Temple de l’Auditoire où Jean Calvin et John Knox avaient jadis disserté.

Le cœur battant et le souffle court, ils continuèrent. Sur leur droite se trouvaient la cathédrale Saint-Pierre et la salle des ventes Christie’s. Ils traversèrent la place du Bourg du Four, avec sa couronne de terrasses de cafés et de pâtisseries entourant la fontaine centrale. Nombre de touristes et de Genevois étaient étendus au sol, certains assis, occupés à soigner leurs ecchymoses et autres éraflures, ou aidés par d’autres piétons.

Enfin, ils approchèrent de l’école, dans la rue des Chaudronniers. L’école Ducommun était un établissement réputé qui accueillait les enfants des étrangers travaillant dans Genève ou à sa périphérie. Les bâtiments de la partie centrale avaient deux siècles, mais de nombreuses structures avaient été rajoutées durant les dernières décennies. Les cours se terminaient à 16 heures, mais des activités extra-scolaires étaient organisées jusqu’à 18 heures afin que les parents ayant une activité professionnelle puissent laisser leurs enfants là toute la journée et, bien qu’il soit maintenant près de 19 heures, des groupes de gamins étaient toujours présents.

Michiko n’était évidemment pas le seul parent à s’être précipité ici. Diplomates et hommes d’affaires serraient leur progéniture dans leurs bras. Par respect pour une tradition déjà ancienne, l’école arborait en façade les drapeaux des pays d’origine de tous ses élèves. Tamiko était actuellement la seule Japonaise de l’établissement, mais le soleil levant claquait bien dans la brise printanière.

Ils s’engouffrèrent dans le hall d’entrée avec son magnifique dallage de marbre et ses lambris de bois sombre. L’accueil se trouvait plus loin sur la droite et Michiko ouvrit la voie dans cette direction. La porte s’ouvrit, révélant un long comptoir en bois qui séparait les secrétaires du public. Michiko s’y précipita et, entre deux sanglots, commença :

— Bonjour, je suis…

— Oh madame Komura, dit une femme qui venait d’émerger d’une pièce à l’arrière. J’ai essayé de vous appeler, mais sans réussir. (Elle marqua une pause embarrassée.) Veuillez me suivre, je vous prie.

Michiko et Lloyd contournèrent le comptoir et passèrent dans le bureau. Un PC occupait une table, avec un PDA connecté.

— Où est Tamiko ? voulut savoir Michiko.

— Asseyez-vous, je vous en prie, dit la femme. (Elle jeta un regard à Lloyd.) Je suis Mme Séverin, la directrice.

— Lloyd Simcoe, répondit-il à la question implicite. Le fiancé de Michiko.

— Où est Tamiko ? répéta la jeune femme.

— Madame Komura, je suis tellement désolée. Je suis… (Elle s’interrompit, déglutit, se reprit.) Tamiko était dehors. Une voiture folle a traversé le parking et… Je suis vraiment désolée…

— Comment va-t-elle ? demanda Michiko.

— Tamiko est morte, madame Komura. Nous sommes tous… Je ne sais pas ce qui s’est passé. Nous avons tous perdu connaissance, ou quelque chose comme ça. Quand nous sommes revenus à nous, nous l’avons trouvée…

Lloyd sentit une contraction horrible dans sa poitrine. La Japonaise tâtonna, toucha le haut d’un dossier et s’écroula sur la chaise. Elle s’enfouit le visage dans ses mains. Lloyd s’accroupit auprès d’elle et passa un bras autour de ses épaules.

— Je suis tellement désolée, dit Mme Séverin.

Lloyd hocha la tête.

— Vous n’y êtes pour rien.

Michiko pleura encore un temps, puis elle leva ses yeux rougis vers la directrice.

— Je veux la voir.

— Elle est toujours dans le parking. Je suis désolée… Nous avons appelé la police, mais elle n’est pas encore arrivée.

— Montrez-moi, dit Michiko d’une voix enrouée.

Mme Séverin les précéda au-dehors, à l’arrière du bâtiment. Quelques jeunes étaient là, immobiles, qui contemplaient le corps, à la fois terrifiés et fascinés par ce qui dépassait leur entendement. Le personnel était trop occupé à soigner les élèves blessés pour faire rentrer tous les autres dans l’école.

Tamiko était étendue là — simplement étendue. Il n’y avait pas de sang et son corps paraissait indemne. La voiture qui l’avait probablement percutée avait reculé de plusieurs mètres et était à l’arrêt, en travers, avec son pare-chocs cabossé.

Michiko arriva à cinq mètres de sa fille avant de s’effondrer totalement. Lloyd la prit dans ses bras et ils restèrent ainsi.

Mme Séverin s’attarda un peu, mais on l’appela bientôt pour parler à un autre parent et affronter une autre crise.

Enfin, et parce qu’elle en exprima le souhait, Lloyd mena Michiko jusqu’au corps. La vision floue et le cœur brisé, il se pencha et écarta avec douceur les cheveux du visage de la fillette.

Les mots lui manquaient. Que dire qui aurait pu réconforter une mère dans une situation aussi terrible ? Ils restèrent là, Lloyd tenant Michiko dans ses bras, une demi-heure peut-être, et pendant tout ce temps elle hoqueta et son corps se tordit sous les sanglots.

Chapitre 3

D’un pas chancelant, Theo Procopides parcourut le couloir décoré de mosaïques jusqu’à son petit bureau aux murs recouverts de posters de personnages de bandes dessinées : Astérix le Gaulois ici, Ren et Stimpy là, Bugs Bunny et Fred Pierrafeu au-dessus du bureau.

Théo avait mal au cœur, comme s’il était commotionné. Il n’avait pas eu de vision, à la différence de tous les autres, apparemment. Mais le seul fait de s’être évanoui avait suffi à le perturber grandement. Sans parler de ses amis et collègues blessés, et des nouvelles de morts à Genève et dans les villes environnantes. Il était profondément choqué.

Il savait qu’on le jugeait un brin suffisant, voire même arrogant, alors qu’il ne l’était pas. Pas vraiment, pas au fond de lui-même. Il avait simplement conscience d’être doué dans sa partie et il savait que, pendant que les autres parlaient de leurs rêves, lui travaillait d’arrache-pied pour que les siens deviennent réalité. Mais ce qui venait de se passer… Il en ressortait complètement désorienté.

Les rapports arrivaient toujours. Cent onze personnes avaient péri quand un 797 de la Swissair s’était écrasé sur l’aéroport de Genève. Dans des circonstances normales, certains passagers auraient sans doute survécu au choc lui-même, mais personne n’était venu évacuer l’épave avant qu’elle prenne feu.

Théo se laissa choir dans son fauteuil en cuir noir. Au loin, il apercevait de la fumée qui s’élevait lentement. Sa fenêtre faisait face à l’aéroport : il fallait un grade un peu plus élevé pour avoir une plus jolie vue sur le Jura.