Théo priait pour que Jake et Drescher aient eu la bonne idée de descendre avec l’ascenseur. Si la cabine était toujours en haut, il ne pourrait attendre qu’elle arrive et il devrait tenter le tout pour le tout en gravissant les escaliers.
Il fit un nouvel écart, cette fois pour éviter une équerre soutenant un gros tuyau. Il regarda en arrière. L’aéroglisseur de Rusch devait avoir les batteries plus chargées, car il avait encore réduit la distance.
La courbe du tunnel continuait à défiler et… Oui ! Il y était ! La station d’accès ! Mais…
Mais Rusch était beaucoup trop près, à présent. S’il stoppait son aéroglisseur, l’Allemand le descendrait. Bon sang…
Théo serra les dents de rage quand il dépassa la station sans ralentir. Il se retourna sur son siège et la vit qui s’éloignait derrière lui. Rusch avait évidemment décidé qu’il ne le poursuivrait pas sur toute la longueur de l’anneau, et il tira une autre balle. Celle-là percuta l’aéroglisseur et sa structure métallique vibra en réponse.
Théo poussa le moteur à fond. Ils continuaient leur course folle et…
Le son d’un choc puissant, dans son dos. Il regarda en arrière. L’aéroglisseur de Rusch venait de percuter la paroi externe de l’anneau, et il s’était immobilisé. Théo lâcha un petit cri de victoire.
Il estima qu’ils avaient parcouru environ dix-sept kilomètres, donc la zone d’embarquement du monorail ne tarderait pas à apparaître devant lui. Il pourrait sortir et prendre l’ascenseur pour déboucher directement dans le centre de contrôle du LHC. Il espérait voir le monorail là, ce qui signifierait que Jake et Drescher avaient regagné la sécurité de la surface et…
Non ! Son aéroglisseur ralentissait de plus en plus, ses batteries épuisées. L’engin se posa sur le sol et glissa encore sur quelques mètres avant de s’arrêter complètement. Théo saisit la mallette, descendit de son siège et se mit à courir. Il avait participé une fois à une redite de la course entre Marathon et Athènes, mais c’était trente ans plus tôt. Son cœur cognait dans sa poitrine alors qu’il essayait d’aller plus vite.
« Kablam ! »
Une autre détonation. Rusch avait dû se débrouiller pour faire redémarrer son aéroglisseur. Théo continuait à courir, et il avait l’impression que ses jambes fonctionnaient comme des pistons. Mais ce n’était peut-être qu’une impression… Pourtant, là, devant lui, il aperçut la zone d’embarquement principale et une dizaine d’aéroglisseurs alignés contre la paroi. Encore vingt mètres…
Un coup d’œil en arrière. Rusch se rapprochait très vite. Trop vite. Bon Dieu, il ne pouvait pas s’arrêter ici non plus, l’Allemand le tirerait comme un lapin.
Il obligea son corps à parcourir les derniers mètres et sauta dans le premier aéroglisseur qu’il lança dans le tunnel, toujours dans le sens des aiguilles d’une montre. Derrière lui Rusch abandonna son engin pour en prendre un autre, sans doute afin d’avoir des batteries pleines. La poursuite reprit.
La minuterie de la bombe indiquait vingt minutes, mais pour une fois Théo avait une avance presque confortable. Il en profita pour réfléchir un peu. Se pouvait-il que Rusch ait raison ? Y avait-il une chance de réparer tous les dégâts commis, d’effacer toutes ces morts survenues vingt et un ans plus tôt ? S’il n’y avait pas eu ces visions, la femme de l’Allemand serait sans doute toujours en vie, comme Tamiko. Et Dimitrios…
Mais aucun être humain conçu après les visions — donc né durant les vingt dernières années — ne serait le même. La sélection du spermatozoïde qui pénétrait un ovule dépendait d’un millier de paramètres. Si le monde évoluait différemment, si les femmes tombaient enceintes un autre jour, ou même quelques instants plus tôt ou plus tard, leurs enfants seraient différents. Quelque quatre milliards de personnes étaient nées durant les deux décennies écoulées. Et même s’il pouvait réécrire l’histoire, Théo en avait-il seulement le droit ?
L’engin de Théo continuait à filer dans le tunnel. Derrière lui, il vit Rusch qui émergeait au loin de la courbe.
Non. Non, il ne changerait pas le passé, même s’il en avait la possibilité. D’ailleurs il ne croyait pas réellement à ce que prétendait Rusch. Oui, le futur était modifiable. Mais le passé ? Non, le passé était forcément immuable. Sur ce point il avait toujours été en accord avec Lloyd Simcoe. Ce que disait l’Allemand était insensé.
Une autre détonation ! Le projectile le rata de peu et vint toucher la paroi devant lui. Mais il y aurait d’autres tirs, surtout si Rusch devinait ce que Théo avait en tête…
Un autre kilomètre défila. L’écran de la bombe indiquait maintenant onze minutes. Théo surveillait la signalétique murale. Ce devait être bientôt…
Là ! Exactement où il l’avait laissé !
Le monorail, qui pendait à la voûte. S’il réussissait à l’atteindre…
Une nouvelle détonation. La balle percuta son aéroglisseur et il en perdit presque le contrôle. Le monorail n’était plus qu’à une centaine de mètres. Théo lutta pour maîtriser le manche à balai, il injuria l’engin, lui ordonna d’aller plus vite, encore plus vite…
Le monorail avait cinq composants : une cabine à chaque extrémité, et trois wagonnets au milieu. Il fallait qu’il arrive à la cabine la plus éloignée. Le petit convoi se déplacerait dans la direction vers laquelle elle pointait.
Il y était presque…
Au lieu de ralentir progressivement, il freina brutalement. L’avant du véhicule s’inclina d’un coup en avant, racla le ciment du sol, dérapa dans des gerbes d’étincelles. Théo bondit à l’extérieur avec la bombe.
Une détonation.
Seigneur !
Un geyser de sang lui aspergea le visage.
Une douleur pire que tout ce qu’il avait connu lui brûla le corps.
La balle s’était logée dans son épaule droite.
Mon Dieu…
Il laissa tomber la mallette, se baissa pour la ramasser de sa main gauche et grimpa en titubant dans la cabine du monorail.
La douleur… Une douleur incroyable…
Il enfonça le bouton d’allumage.
Les phares du monorail montés au-dessus du pare-brise entrèrent en action et inondèrent le tunnel devant lui d’une lumière crue. Après la pénombre de la dernière demi-heure, Théo en fut ébloui.
Le convoi s’ébranla en geignant. Théo accéléra. Le monorail prit de la vitesse.
Le jeune homme craignait de s’évanouir tant la douleur était intense. Il regarda en arrière. L’aéroglisseur de Rusch contournait celui que Théo avait abandonné. Le monorail fonctionnait grâce à la lévitation magnétique et était capable d’atteindre une vitesse importante. Personne ne l’avait encore sollicité jusqu’à sa limite dans le tunnel…
Jusqu’à maintenant.
Huit minutes, disait la minuterie de la bombe.
Une autre balle miaula dans le tunnel, mais rata complètement sa cible. Théo eut le temps d’apercevoir l’aéroglisseur distancé qui disparaissait dans la courbe.
Il pencha la tête de côté, à l’extérieur de la cabine, pour être giflé par le déplacement d’air.
— Allez, dit-il. Allez…
Les parois de l’anneau défilaient à toute allure. Les générateurs de lévitation magnétique ronronnaient bruyamment.
Ils étaient là : Jake et Drescher, le physicien qui s’occupait de l’inspecteur assis sur le sol et bien vivant, grâce au ciel. Théo leur fit un signe de la main quand le monorail passa à leur niveau en un éclair.
Les kilomètres s’ajoutaient aux kilomètres.
Soixante secondes.