Lloyd — ou ce que Lloyd était devenu — se retrouva à aller toujours plus loin dans le futur. Les images ne cessaient de changer.
Il songea à ce que Michiko avait dit : Frank Tipler et sa théorie selon laquelle toute personne ayant vécu ou qui vivrait jamais serait ressuscitée au point Oméga pour vivre de nouveau. La physique de l’immortalité.
Mais la théorie de Tipler était fondée sur l’hypothèse d’un univers fermé dont la masse était suffisante pour que sa propre attraction gravitationnelle finisse par provoquer l’effondrement de toutes choses pour revenir à une singularité. A mesure que les éons s’écoulaient, il devenait clair que ce phénomène ne se produirait pas. Oui, la Voie lactée et la plus proche galaxie étaient entrées en collision, mais même des galaxies entières étaient minuscules à l’échelle d’un univers en expansion constante et infinie. L’expansion pouvait ralentir jusqu’à atteindre presque le point de neutralité, et approcher le zéro asymptotique, mais elle ne s’arrêterait jamais. On n’arriverait jamais à un point Oméga. Et il n’y aurait jamais d’autre univers. C’était là la seule et unique itération de l’espace et du temps.
Bien sûr, si les astronomes du XXIe siècle avaient vu juste, le soleil de la Terre se serait dilaté pour se transformer en une géante rouge qui aurait englouti la coquille l’entourant. Mais l’humanité avait sûrement bénéficié de milliards d’années d’avertissements et s’était déplacée — en masse, si c’était ce que la physique de la conscience exigeait — ailleurs.
Du moins, Lloyd l’espérait. Il se sentait toujours déconnecté de tout ce qui se déroulait dans les images individuelles. Peut-être l’humanité avait-elle été soufflée comme la flamme d’une bougie quand son soleil était mort.
Mais lui — ou ce qu’il était devenu — était toujours vivant, il pensait et ressentait toujours.
Il devait y avoir quelqu’un d’autre avec qui partager tout cela.
À moins…
À moins que ce soit la façon qu’avait l’univers de sceller la faille inattendue provoquée par la pluie de neutrinos de Sanduleak au moment de leur tentative de reconstituer les conditions des premiers moments de l’existence.
Balayer toute vie étrangère. Ne laisser qu’un observateur qualifié — une forme omnisciente, qui regardait…
Qui regardait tout, décidait de la réalité par ses observations, verrouillait un moment présent stable, avançait au rythme inexorable d’une seconde par une seconde.
Un dieu…
Mais le dieu d’un univers vide, sans vie ni pensée.
Finalement le glissement à travers le temps prit fin. Lloyd était arrivé à destination, à l’ouverture : la conscience de cette lointaine année — si le mot année avait encore un sens, après la disparition de la planète dont l’orbite permettait de la mesurer — ayant déménagé pour des royaumes encore plus lointains, laissant là un trou pour qu’il l’occupe.
L’univers était ouvert, bien sûr. Et bien sûr il était infini. La seule manière pour la conscience du passé de continuer à se propulser en avant était qu’il y ait toujours quelque point encore plus éloigné, que la conscience du présent chercherait à atteindre. Si l’univers était fermé, le déplacement temporel ne se serait jamais produit. Il fallait que ce soit une chaîne sans fin.
Et devant lui, maintenant…
Devant lui, maintenant, se trouvait le futur très lointain.
Dans sa jeunesse, il avait lu La Machine à explorer le temps de H.G. Wells. Et ce livre l’avait hanté des années durant. Non pas le monde des Éloi et des Morlocks. Même s’il n’était que préadolescent, il avait compris que c’était là une allégorie, une moralité sur la structure de classes de l’Angleterre victorienne. Non, ce monde de l’an 802701 après Jésus-Christ l’avait assez peu impressionné. Mais dans ce même roman le voyageur temporel de Wells avait effectué un autre voyage, quand il avait franchi des millions d’années dans le futur pour contempler le crépuscule du monde, lorsque les forces des marées avaient ralenti la rotation de la Terre jusqu’à ce qu’elle offre toujours la même face au soleil, un soleil boursouflé et rougeoyant, tel un oeil menaçant à l’horizon, alors que des créatures semblables à des crabes se déplaçaient lentement le long d’une plage.
Mais ce qu’il avait devant lui maintenant paraissait encore plus désolé. Le ciel était sombre et les étoiles s’étaient tant écartées les unes des autres que seules quelques-unes étaient visibles. La seule touche de beauté était que ces étoiles, enrichies par les métaux forgés dans les générations de soleils qui étaient apparus et avaient disparu avant elles, brillaient de couleurs jamais vues dans le jeune univers que Lloyd avait connu jadis : des étoiles vert émeraude, des étoiles pourpres, des étoiles turquoise, pareilles à des gemmes sur le velours du firmament.
Et maintenant qu’il était arrivé à destination, Lloyd n’avait toujours aucun contrôle sur son corps synthétique. Il était un passager derrière des yeux de verre.
Oui, il était toujours solide et il avait conservé une forme physique. Il voyait de temps à autre ce qui semblait être son bras, parfait, sans tache ni défaut, plus semblable à du métal liquide qu’à quoi que ce soit de biologique, qui entrait dans son champ de vision et en sortait. Il se trouvait sur une surface planétaire, une vaste plaine de poudre blanche qui aurait pu être de la neige ou de la roche pulvérisée, ou encore quelque chose de totalement inconnu de la faible science de quelques milliards d’années en arrière. Il n’y avait pas trace de bâtiments. Si l’on possédait un corps indestructible, peut-être n’éprouvait-on pas le besoin ou le désir d’un abri. La planète ne pouvait être la Terre, disparue depuis longtemps, mais la gravité n’y était pas différente. Il n’était conscient d’aucune odeur, mais des sons lui parvenaient, étranges, éthérés, quelque part entre le soupir du vent et la mélodie des bois dans un orchestre.
Son champ de vision changea quand il se tourna. Non, non, ce n’était pas cela — il ne se tournait pas, il portait simplement son attention sur un autre ensemble de données, des yeux situés à l’arrière de sa tête. Pourquoi pas ? Si vous en veniez à créer votre propre corps, vous corrigeriez certainement les défauts du modèle original.