Et dans ce nouveau champ de vision, il y avait une autre silhouette, une autre représentation de l’essence humaine. À sa grande surprise, il découvrit que le visage n’était pas stylisé, que ce n’était pas un simple ovoïde. Il avait des traits délicats, et si le corps de Lloyd semblait fait de métal liquide, celui de l’autre était en marbre vert liquide, veiné et poli, magnifique, une statue incarnée.
Il n’y avait rien de féminin ni de masculin dans cette silhouette, mais il sut en un instant qui ce devait être. Doreen, bien sûr, sa femme, sa bien-aimée, celle avec qui il voulait passer l’éternité.
Mais quand il étudia le visage, les traits ciselés, les yeux…
Ces yeux en amande…
Lloyd était étendu dans son lit quand l’expérience avait été reproduite, avec sa femme à côté de lui, afin qu’ils ne risquent pas de se blesser quand ils perdraient connaissance.
— C’était incroyable, dit-il quand tout fut terminé. Absolument incroyable.
Il tourna la tête, chercha la main de Doreen, et la regarda.
— Qu’est-ce que tu as vu ? demanda-t-il.
De son autre main, elle éteignit la radio. Il vit qu’elle tremblait.
— Rien, dit-elle.
Il eut un pincement au cœur.
— Rien ? Pas du tout de vision ?
Elle secoua la tête.
— Oh, chérie. Je suis tellement désolé.
— Jusqu’où est allée ta vision dans le futur ? dit-elle.
Elle devait s’interroger sur le temps qu’elle avait passé inconsciente.
Lloyd ne savait trop comment s’expliquer.
— Je n’en suis pas sûr.
Ce voyage avait été stupéfiant, mais c’était un crève-cœur de savoir que Doreen ne vivrait pas pour le voir en entier, elle aussi.
Elle fit de son mieux dans le registre du courage.
— Je suis une vieille femme, dit-elle. Je pensais que je disposerais peut-être d’encore vingt ou trente ans, mais…
— Je suis sûr que ce sera le cas, fit-il en essayant d’en paraître convaincu. J’en suis sûr.
— Mais tu as eu une vision…, dit-elle.
— Oui. Mais c’était… c’était dans très longtemps.
— Allumage télé, ordonna Doreen d’une voix où pointait une certaine anxiété. ABC.
Une des peintures au mur se transforma en écran de télévision. Doreen se redressa sur un coude pour mieux voir.
—… grande déception, disait le présentateur, une femme d’une quarantaine d’années. Jusqu’ici, personne n’a dit avoir eu de vision. La reproduction de l’expérience au CERN a semblé fonctionner, mais personne ici à ABC News, ni personne d’autre qui nous ait appelés n’a mentionné de vision. Apparemment, tout le monde a perdu connaissance, pendant peut-être une heure, d’après les premières estimations. Comme il l’a fait toute cette journée, Jacob Horowitz est avec nous en direct du CERN. Il faisait déjà partie de l’équipe qui a provoqué le premier déplacement temporel il y a plus de vingt ans. Docteur, qu’est-ce que cela signifie, d’après vous ?
Jake fit une moue dépitée.
— Eh bien, si l’on part de l’hypothèse qu’un déplacement temporel s’est bien produit, et nous n’en sommes pas sûrs pour l’instant, il a dû nous projeter assez loin dans le futur pour que toutes les personnes vivantes actuellement soient… Hem, il n’y a pas moyen de dire les choses autrement, donc voilà : toutes les personnes actuellement vivantes étaient mortes à cette époque. Si le déplacement temporel a été de, disons, cent cinquante ans, la chose n’a rien de très étonnant, mais…
— Silence, dit Doreen au téléviseur depuis le lit, avant de s’adresser à son mari. Mais toi, tu as eu une vision. C’était aussi loin dans le temps que cent cinquante ans ?
— Non, fit doucement Lloyd. Plus. Beaucoup plus.
— C’est-à-dire ?
— Des millions d’années. Des milliards d’années, même.
Doreen eut un petit rire bas.
— Oh ! allons, mon chéri ! Tu as dû rêver… Oui, tu seras vivant dans ce moment futur, mais tu seras en plein rêve.
Lloyd réfléchit à cette interprétation. Se pouvait-il qu’elle ait raison ? Et si tout cela n’avait été qu’un rêve ? Mais c’était tellement net, tellement réaliste…
Et il avait soixante-six ans, bon Dieu ! Quelle que soit la dimension du déplacement temporel, s’il avait eu une vision, des personnes plus jeunes que lui devaient en avoir eu une aussi. Mais Jake Horowitz avait un quart de siècle de moins que lui et chez ABC News les employés de vingt à trente ans ne devaient pas manquer.
Or aucun d’entre eux n’avait dit avoir eu une vision.
— Je ne sais pas, avoua-t-il enfin. Ça ne ressemblait pas à un rêve.
Chapitre 32
Le futur pouvait être modifié. Ils l’avaient découvert lorsque la réalité avait dévié de ce qui avait été dévoilé dans la première série de visions. Ce futur pouvait être changé aussi, sûrement.
Dans un avenir relativement proche un procédé assurant l’immortalité, ou quelque chose qui s’en approchait fort, serait développé, et Lloyd Simcoe s’y soumettrait. Ce ne serait rien d’aussi simple que l’encapsulage des télomères, mais quel qu’il soit ce procédé fonctionnerait, au moins pour des centaines d’années. Plus tard son corps biologique serait remplacé par un corps robotisé plus résistant et il vivrait assez longtemps pour voir la Voie lactée embrasser Andromède.
Il ne lui restait donc plus qu’à trouver un moyen pour s’assurer que Doreen profite elle aussi du traitement d’immortalité. Quels qu’en soient le prix, les critères, il ferait en sorte que sa femme en bénéficie.
Sans aucun doute d’autres personnes que lui, déjà vivantes, deviendraient immortelles. Il ne pouvait être le seul à avoir eu cette vision. Après tout, il n’avait pas été seul, à la fin.
Mais, comme lui, ils n’ébruitaient pas la chose parce qu’ils essayaient encore de comprendre le sens de ce qu’ils avaient vu. Un jour peut-être, tous les humains vivraient éternellement, mais pour ce qui concernait les générations actuelles — celles des gens vivants en 2030, ils ne seraient qu’une poignée à ne jamais connaître la mort.
Lloyd les trouverait. Un message sur Internet, peut-être. Rien de trop direct, non. Un appel subtil. Peut-être en proposant à toute personne intéressée par la sphère de Dyson d’entrer en contact avec lui. Même ceux qui n’avaient pas compris ce dont ils étaient témoins au moment de leur vision auraient fait des recherches depuis le retour de leur conscience au présent.
Oui, il les trouverait. Il trouverait les autres immortels.
Ou bien eux le trouveraient.
Il songea que c’était peut-être Michiko qu’il avait vue dans cette plaine blanche, dans ce lointain futur.
Puis il reçut l’e-mail, qui l’invitait à Toronto : « Je suis l’homme de jade que vous avez découvert à la fin de votre vision. »
Du jade, et non du marbre vert. Bien sûr. Il n’avait parlé à personne de cette partie de sa vision. Après tout, comment dire à Doreen qu’il avait vu Michiko, mais pas elle ?
Mais il ne s’agissait pas de Michiko.
Lloyd décolla de Montpellier et atterrit à l’aéroport de Pearson. C’était un vol international, mais son passeport canadien lui permit de passer la douane rapidement. Un chauffeur l’attendait à la sortie de la porte, avec un écran plat sur lequel était inscrit « SIMCOE ». La limousine vola — littéralement — au-dessus de la route 407 pour rejoindre Yonge Street.