Aujourd’hui le CERN n’était plus une structure assez importante pour nécessiter un directeur général. Aussi Théo, en sa qualité de directeur du TTC, s’était installé ici. Ce vieux Gaston était toujours actif : il sévissait désormais à l’université d’Orsay, à Paris, où il était professeur émérite de physique. Lui et Marie-Claire profitaient d’un mariage heureux et d’un fils aimant et studieux, ainsi que d’une fille.
Théo regardait par la fenêtre. Un mois s’était écoulé depuis le grand black-out, le Flashforward durant lequel tout le monde avait perdu connaissance pendant une heure. Mais Klaatu pouvait être fier d’eux, car on n’avait signalé aucun accident mortel de par le monde.
Théo était toujours en vie. Il avait évité son propre meurtrier. Il allait vivre encore… bah, qui pouvait dire ? Des dizaines d’années, certainement. Et soudain il se rendit compte qu’il ne savait pas ce qu’il ferait de tout ce temps.
C’était l’automne. Un peu tard pour aller sentir le parfum des roses, sans doute. Mais une petite promenade, pourquoi pas ?
Il se leva, laissa la porte intérieure coulisser, celle extérieure faire de même, et alla jusqu’à l’ascenseur. Il descendit au rez-de-chaussée, parcourut un couloir, traversa le hall et sortit du bâtiment.
Le ciel était nuageux, mais Théo mit quand même ses lunettes de soleil.
Adolescent, il avait effectué le parcours Marathon-Athènes. À la fin de la course, il avait cru que son coeur ne s’arrêterait plus de cogner dans sa poitrine, et que sa respiration ne reviendrait jamais à la normale. Il gardait un souvenir très vivace de ces moments, quand il avait franchi la ligne d’arrivée, après avoir accompli ce trajet historique.
D’autres instants restaient gravés dans sa mémoire, bien sûr. Son premier baiser ; sa première expérience sexuelle ; des images particulières — comme des cartes postales dans son esprit — de ce voyage à Hong Kong ; la remise de son diplôme à l’université ; le jour de sa rencontre avec Lloyd ; le match de crosse où il s’était cassé le bras. Et leur première expérience avec le LHC, le faux raccord dans le temps…
Mais tous ces moments importants remontaient à deux décennies au moins.
Que s’était-il passé ces derniers temps ? Quelles expériences marquantes, quelles peines délicieuses, quelles joies délirantes avait-il connues ?
Il marchait tranquillement. L’air frais, revigorant, donnait à toutes choses une netteté, une définition, une clarté qui avait manqué depuis…
Depuis qu’il avait commencé à enquêter sur sa propre mort.
Vingt et une années, avec une seule obsession.
Le capitaine Achab avait-il eu des souvenirs marquants ? Oh, oui… quand il avait perdu sa jambe, sans aucun doute. Mais ensuite, après qu’il eut entamé sa quête de la baleine blanche ? Tout cela n’était-il pour lui qu’une sorte de brouillard confus qui engloutissait tout, mois après mois, année après année ?
Mais non. Non. Théo n’était pas Achab. Il avait accompli beaucoup de choses entre 2009 et aujourd’hui, maintenant en 2030.
Et pourtant il ne s’était jamais laissé aller à faire des projets. Il avait continué à travailler, ça, oui, et il avait eu plusieurs promotions, mais…
Des années plus tôt, il avait lu un livre sur un homme qui à dix-neuf ans avait appris qu’il risquait d’avoir la maladie de Huntington, un trouble héréditaire qui le priverait de ses facultés avant qu’il atteigne la cinquantaine. Cet homme s’était alors consacré à se faire un nom avant que le temps qui lui était imparti soit écoulé. Mais Théo n’avait pas fait cela. Il avait beaucoup progressé dans ses travaux en physique, tout le monde en convenait, d’ailleurs il avait reçu le prix Nobel. Mais même cet événement — la cérémonie et la remise de la médaille — était flou dans sa mémoire.
Une éclipse de vingt et une années. Même en sachant que le futur n’était pas immuable, même en se promettant de ne pas laisser sa recherche de son assassin potentiel absorber sa vie, deux décennies s’étaient écoulées, perdues en grande partie, peut-être pas mises entre parenthèses, mais affadies, réduites, certainement.
Pas de défaut fatal ? Il y avait de quoi rire.
Théo continuait à marcher. Un chœur d’oiseaux pépiait en fond sonore.
Pas de défaut fatal ? Voilà bien la pensée la plus arrogante qu’il ait eue. Il avait un défaut fatal, une hamartia, c’était évident. Mais c’était l’image miroir de celle d’Œdipe, qui lui avait cru pouvoir échapper à son destin. Théo, à l’inverse, avait su que son futur pouvait être modifié, mais il avait été continuellement poursuivi par la peur de ne pas réussir à se montrer plus malin que sa destinée.
Et c’est pourquoi il ne s’était pas marié, pourquoi il n’avait pas eu d’enfants. En cela, il était encore moins bien loti que le capitaine Achab.
Et il n’avait pas lu Guerre et Paix. Ni la Bible. En fait, il n’avait pas lu un seul roman depuis peut-être dix ans.
Il n’avait pas voyagé, sauf dans les endroits où sa vieille quête d’indices l’avait mené.
Il n’avait pas appris à cuisiner, ou à jouer au bridge.
Il n’avait pas gravi le Mont Blanc, même partiellement.
Et à présent, de façon incroyable, soudaine, il avait, sinon tout le temps qu’il voulait, du moins beaucoup plus de temps.
Il avait son libre arbitre, et un avenir à bâtir.
C’était une pensée enivrante. Que veux-tu faire quand tu seras grand ? C’était vrai, il ne portait plus de tee-shirts décorés de personnages de dessins animés. Il avait quarante-huit ans. Pour un physicien, c’était vieux, trop, selon toute vraisemblance, pour toute autre découverte capitale.
Un avenir à bâtir. Mais comment le définirait-il ?
Comme une série de moments ayant la netteté d’un rayon laser. Des souvenirs purs comme le diamant. Un futur vécu, savouré, un futur fait de moments d’une clarté si tranchante que parfois ils couperaient et parfois ils brilleraient d’un éclat si intense qu’ils seraient douloureux à contempler. Mais parfois aussi ils seraient porteurs d’une joie absolue, vertigineuse, le genre de joie qu’il n’avait pas goûtée une seule fois en vingt et un ans.
Mais à partir de maintenant, il allait vivre.
Mais par quoi commencer ?
Le nom surgit de son passé, de son subconscient.
Michiko.
Elle se trouvait à Tokyo. Il avait reçu une carte de vœux informatique à Noël, et une autre pour son anniversaire.
Elle avait divorcé de Lloyd. Son second mari. Depuis, elle ne s’était pas remariée.
Il pourrait faire un saut au Japon, lui rendre une petite visite. Ce serait un moment merveilleux.
Oui, mais tant d’années avaient passé, tant d’eau avait coulé sous les ponts…
Elle lui avait toujours plu. Elle était tellement intelligente ! C’est ce qu’il s’était d’abord dit : quel esprit incroyable, quelle finesse de pensée. Mais il ne pouvait nier qu’elle était jolie, aussi. Peut-être même plus que jolie : gracieuse, calme, assurée, et toujours habillée impeccablement, à la dernière mode.
Mais…
Vingt et un ans avaient passé. Elle devait avoir rencontré quelqu’un, depuis tout ce temps, non ?
Non. Personne. Il aurait entendu les rumeurs. Bon, d’accord, il était plus jeune qu’elle, mais c’était sans réelle importance, n’est-ce pas ? Elle avait maintenant, quoi… ? cinquante-six ans ?
Il ne pouvait quand même pas faire sa valise et sauter dans un avion pour Tokyo.