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Bon Dieu, songea Théo. Bon sang de Bon Dieu. C’était forcément l’expérience avec le LHC. Il ne pouvait s’agir d’une coïncidence que la collision de particules à la plus haute énergie jamais atteinte dans l’histoire de la planète se soit produite exactement au moment du phénomène.

Non. Non, le mot ne convenait pas. Ce n’était pas un phénomène, mais un désastre, peut-être bien le plus grand désastre dans toute l’histoire de l’humanité.

Et d’une certaine façon, lui, Théo Procopides, l’avait provoqué.

Gaston Béranger, le directeur général du CERN, fit son entrée dans la salle de repos à cet instant.

— Ah ! vous êtes là ! s’exclama-t-il, comme si Théo avait été absent pendant des semaines.

Le jeune Grec échangea un regard nerveux avec Jake, et celui-ci se retourna vers le directeur général.

— Bonjour, docteur Béranger.

— Qu’est-ce que vous avez foutu, mon vieux ? dit Béranger avec agressivité. Et où est Simcoe ?

— Lloyd est parti avec Michiko chercher sa fille à l’école Ducommun.

— Que s’est-il passé ?

Théo écarta les mains en signe d’ignorance.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Je n’arrive pas à imaginer ce qui a provoqué ça.

— Le… Ce qui s’est passé, quoi que ce soit, est arrivé précisément à l’heure programmée pour le début de votre expérience avec le LHC, dit Béranger.

Théo hocha la tête et désigna du pouce le téléviseur derrière lui.

— C’est justement ce que Bernard Shaw était en train de dire.

— C’est sur CNN ! gémit le Français, comme si désormais ils étaient tous condamnés. Comment ont-ils découvert, pour notre expérience ?

— Euh, non, non, Shaw n’a pas fait mention de quoi que ce soit en rapport avec le CERN. Il a juste…

— Dieu soit loué ! Écoutez tous : vous ne devez pas parler à qui que ce soit de ce que vous faisiez, compris ?

— Mais…

— Pas un mot. Les dommages se chiffrent sans aucun doute en milliards, peut-être même en dizaines de milliards. Notre assurance ne couvrira qu’une toute petite partie d’une telle somme.

Théo ne connaissait pas très bien Béranger, mais tous les administrateurs de secteurs scientifiques se ressemblaient de par le monde, à croire qu’ils étaient issus du même moule. Et entendre le directeur général pérorer sur la culpabilité remit tout en perspective pour le Grec.

— Bon Dieu, nous n’avions aucun moyen de savoir que ça se produirait. Il n’y a aucun expert nulle part qui peut affirmer que c’était une conséquence prévisible de notre expérience. Mais il s’est produit quelque chose qui n’avait encore jamais été vécu et nous sommes les seuls à détenir un indice sur ce qui peut l’avoir provoqué. Il faut que nous creusions le sujet. Que nous enquêtions.

— Bien sûr, nous allons enquêter, dit Béranger. J’ai déjà plus de quarante ingénieurs dans le tunnel. Mais il faut nous montrer prudents, et pas seulement pour le bien du CERN. Vous pensez peut-être qu’il n’y aura pas d’actions en justice intentées individuellement et collectivement contre chaque membre de l’équipe qui a travaillé sur le projet ? Aussi imprévisible que soit l’issue de ces poursuites, il se trouvera des gens pour dire que le phénomène résulte d’une négligence criminelle grossière et que nous devrions en être tenus pour personnellement responsables.

— Des actions en justice individuelles ?

— Exactement, dit Béranger en haussant le ton. Tout le monde ! Tout le monde, votre attention, s’il vous plaît !

Tous les visages se tournèrent vers lui.

— Voilà comment nous allons procéder dans cette affaire, dit-il au groupe. En dehors du complexe, je ne veux pas la moindre allusion à une possible implication d’un des membres du CERN. Si quelqu’un reçoit des e-mails ou des coups de fil pour l’interroger sur l’expérience avec le LHC qui devait avoir lieu aujourd’hui, il faut répondre qu’elle a été ajournée. C’est bien clair ? Par ailleurs, interdiction formelle de toute communication avec les médias. Tout passe par notre service de relations publiques, compris ? Et, pour l’amour du ciel, personne ne remet en marche le LHC sans une autorisation écrite signée de ma main. C’est bien clair pour tout le monde ?

Quelques hochements de tête.

— Nous nous en sortirons, les gars, dit encore Béranger. Mais il va falloir que nous nous serrions les coudes. (Baissant la voix, il s’adressa à Théo :) Je veux un rapport heure par heure de ce que vous trouverez.

Il tourna les talons pour sortir.

— Attendez, dit Théo. Pouvez-vous assigner à une de vos secrétaires la tâche de regarder CNN ? Quelqu’un devrait contrôler au cas où quelque chose d’important surgirait.

— Faites-moi un peu plus confiance, grogna Béranger. Je mettrai des gens à surveiller non seulement CNN, mais aussi le BBC World Service, la chaîne d’infos en continu française, CBC Newsworld et tout ce que nous pouvons capter par satellite. Nous garderons tout sur cassettes. Je veux un rapport précis de ce qui est dit au moment où c’est dit. Je ne tiens pas à ce que quelqu’un en profite pour gonfler les demandes de dommages et intérêts plus tard.

— Je m’intéresse plus aux indices concernant la cause du phénomène, avoua Théo.

— Nous nous en occuperons aussi, lui affirma le directeur général. Souvenez-vous, un point toutes les heures, à partir de maintenant.

— Compris.

Béranger sortit. Théo se massa les tempes pendant une seconde. Bon sang, il aurait aimé que Lloyd soit là.

— Eh bien, fit-il enfin à l’adresse de Jake, je pense que nous devrions commencer par un diagnostic complet de chaque système présent dans le centre de contrôle. Nous devons savoir s’il y a eu un dysfonctionnement. Et rassemblons un groupe pour voir ce que nous pouvons tirer des hallucinations des uns et des autres.

— Je peux réunir quelques personnes.

— Bien, dit Théo. Nous utiliserons la grande salle de conférence, au deuxième.

— D’accord, dit Jake. Je vous y retrouve dès que possible.

Théo acquiesça et Jake partit à son tour. Théo savait qu’il aurait dû se jeter dans l’action, mais pendant un moment il resta planté là, bras ballants. Il avait encore du mal à saisir l’ampleur de la situation.

Michiko réussit à se reprendre assez pour essayer d’appeler le père de Tamiko à Tokyo — même s’il n’était pas encore 4 heures du matin au Japon —, mais les lignes téléphoniques étaient encombrées. Ce n’était pas le genre de nouvelle qu’on voulait annoncer par e-mail, mais si un système de communications internationales était encore fonctionnel, ce serait Internet, cet enfant de la guerre froide conçu pour être totalement décentralisé, de sorte qu’aussi grand soit le nombre de ses nœuds détruits par les bombes ennemies, les messages pouvaient toujours être acheminés à leur destinataire. Elle se servit d’un des ordinateurs de l’école et rédigea un court message en anglais — elle avait un clavier kanji chez elle, mais aucun n’était disponible ici. Lloyd dut se charger de l’expédition du message, car elle craqua de nouveau au moment de l’envoyer.