— Je suis journaliste, dis-je. J’appartiens à l’Agence France-Presse de Tokyo.
Il hoche la tête.
— Hara-kiri, me dit-il.
— Je vois.
Les autres passagers, eux, n’ont rien vu.
— Ecoutez, fais-je, ça n’est pas la peine de jeter l’émoi à bord. Si vous voulez, nous allons envelopper le défunt dans une couverture et le porter dans la soute à bagages.
Je lui mets du baume dans le cœur. Du coup sa physionomie se décrispe un peu.
— Vous êtes très aimable, monsieur.
— C’est la moindre des choses.
Fracas ! C’est le Gros qui, venant aux nouvelles, s’est pris les targettes dans ses bretelles et vient de s’étaler.
Il se relève, le sombrero cabossé.
— Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? demande-t-il.
Le commandant lui fait front.
— Hara-kiri, souffle-t-il.
Béru lui saisit la main et la secoue.
— Et moi Benoît-Alexandre ; enchanté !
Ce faisant, il avise le mort dans son étroit local.
— Qu’est-ce qu’il a, cézigue, me demande le Mahousse, de l’embarras gastrique ?
Je lui fais signe de la boucler.
— Il s’agit d’un suicide. Nous allons éviter de jeter la panique à bord. Ces demoiselles vont nous donner une couverture dans laquelle nous envelopperons cet homme et nous le porterons dans la soute à bagages.
— Ça y est ! Croque-morts, à c’t heure ! rouscaille le Gravos. Faut se met’ à toutes les sauces dans ce…
Nouveau regard charbonneux de San-Antonio. Il la boucle. Le commandant Lahoyapadmoto me touche le bras.
— Il reste une cabine de libre, ce sera mieux que la soute.
— Entendu. Ne vous préoccupez de rien, commandant. Au contraire, allez plutôt distraire les passagers en les entretenant du paysage.
— Je ne sais comment vous remercier, monsieur. Ce fâcheux incident est si inhabituel…
— Je m’en doute.
On se sépare. L’une des petites Fleurs de Loto m’apporte une couvrante, une autre me désigne la cabine vide dont à propos de laquelle le commandant m’a causé.
Je leur conseille, comme au commandant, d’aller voir ailleurs si les passagers y sont tranquilles et nous ensevelissons le cher défunt.
— Quelle idée qu’il a eue, ce zigoto, de se faire une césarienne ? s’informe Béru.
Je murmure en fouillant consciencieusement les poches du mort :
— C’est en quelque sorte moi qui l’ai tué, Gros.
— Qu’est-ce tu débloques ?
— C’est lui notre assassin. Il a lu le message que j’ai déposé sur son siège lui annonçant que tout était découvert. Les Japs, tu les connais : le chemin de la gloire et de l’honneur, la torpille humaine et tout le bigntz. Il a pas voulu survivre à sa défaite et c’est pourquoi il s’est opéré à chaud.
— Faire ça dans les gogues, c’est pas poétique, remarque Bérurier qui sait se montrer bucolique à ses heures.
Je finis de fouiller le défunt. Je commence par noter son identité. Il se nomme Fouzy Houtusé et il habite : Accent circonflexe-chapeau pointu-carré barré-ombrelle-hameçon et deux accents circonflexes superposés, à Kawasaki, patelin qui se trouve, comme chacun le sait, entre Tokyo et Yokohama. Dans son larfeuille, je trouve des francs français, des dollars et des yen. Je déniche aussi une enveloppe portant une adresse en japonais, un timbre japonais et dont le papier est naturellement du papier japon. Chose curieuse, cette enveloppe ne contient aucune lettre et elle est elle-même enfermée dans du papier cellophane. Je la cloque dans mon propre porte-cartes en me promettant de me faire traduire l’adresse, ensuite de quoi je remets les fafs et la mornifle du gars en place. Il a sur lui des objets classiques : peigne, clés, canif, lime à ongles, cigarettes et briquet. C’est sans intérêt.
Le Gros qui attend, adossé à la cloison, me demande :
— T’as fini tes besoins, oui ? On peut ranger le monsieur ?
— Allons-y !
Nous transbahutons le cadavre dans la petite cabine attenante aux toilettes et l’allongeons sur la couchette.
— Dis voir, murmure le Gros, puisqu’il s’est suicidé, l’action de la justice est éteinte, non ? On pourrait peut-être descendre à la prochaine et faire demi-tour ?
Je réfléchis à la pertinence de sa suggestion, puis, d’une voix nuancée :
— C’est vrai, Bidendum, on pourrait. Mais on ne le fera pas.
— A cause ?
— J’ai idée qu’on tient le maillon d’une chaîne. Il faut suivre cette chaîne !
— Un peu brisé, ton maillon ! murmure l’Obèse. Enfin, puisque t’as la bougeotte, allons-y.
L’une des petites hôtesses est en train de nettoyer le plancher des ouatères. Je l’aborde avec mon sourire number one, celui qui fait friser la chicorée.
— Sale boulot, hein, mon chou ?
Elle me rend mon sourire, car elle est d’une honnêteté aussi foncière que le crédit du même nom.
Quelle mignonne que cette mignonne-là. Elle se relève et je l’attire à l’écart après avoir fait signe à Bérurier de rejoindre sa base.
— Dites, mon lapin, je crois qu’il faudrait aller chercher les bagages du défunt dans la soute. La police va enquêter tout de suite, je connais le travail, et ça faciliterait les choses.
Elle admet. Je l’aide à transporter la valise noire de l’hara-kirié.
— On devrait jeter un coup d’œil à l’intérieur, fais-je.
— Pourquoi ? suçote la douce enfance (elle est toute jaunette !).
— Pour voir. Un homme qui se suicide en avion, c’est pas un homme normal. Un homme qui n’est pas normal ne doit pas avoir des bagages normaux, ce n’est pas votre avis, ma chère ?… Au fait, quel est votre nom ?
— Yo !
— Ravissant, et ça signifie ?
— Hirondelle qui passe dans le lointain tout nimbé de soleil.
— Je comprends que vous vous soyez faite hôtesse de l’air avec un blaze commak.
Tout en la chambrant, j’inspecte la valoche du mort. Bagage honnête. Il y a deux complets, de la lingerie, une robe de chambre, une trousse de toilette. J’ouvre cette dernière. Elle pue le parfum extrêmement extrême-oriental. Elle est pleine de petits flacons, certains contiennent des essences, d’autres des cristaux pour le bain. Ecoutez, mes chéries, vous n’allez pas me soutenir que l’instinct poulardin ça n’existe pas ? Voilà qu’au lieu de reboucler la trousse, votre fabuleux San-Antonio débouche un à un tous les flacons pour les renifler.
Parvenu au dernier, je constate qu’il est muni d’une paroi particulièrement épaisse. Ça me surprend. Je le débouche et je regarde. Son contenu est du genre huileux ; il est jaunâtre. Et le célèbre San-Antonio qui sait tout, réalise brusquement qu’il s’agit de nitroglycérine. Vous esgourdez bien ?
— Vous semblez inquiet, remarque la pertinente hôtesse de l’air.
— Il y aurait plutôt de quoi, ma jolie. Allez chercher le commandant.
La petite Japonaise me considère drôlement, comme si j’étais une ombre chinoise. Mais elle obtempère. Lahoyapadmoto ramène sa fraise (ou plutôt son citron) en deux temps trois mouvements.
— Que se passe-t-il encore ? me demande l’officier.
Je lui montre le flacon. Il va pour s’en saisir, mais je l’écarte de sa main.
— Eh là ! Pas de blague, commandant. Si vous faisiez tomber une goutte de ce liquide, vous vous retrouveriez chez vos ancêtres dans la seconde qui suivrait.
— Pourquoi ?
— Nitroglycérine !
— Vous êtes certain ?
— Absolument. Je ne vous propose pas de vous le prouver, mais vous pouvez me croire.