— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Au lieu de répondre, je regarde la valise de Fouzy Houtusé. Elle porte à la poignée quatre étiquettes. Sur l’une est écrit le nom du passager, mais sur les trois autres, il n’y a qu’un mot énorme : « Fragile », en français, en anglais et, je suppose, en japonais.
Moi, San-Antonio, je me gaffe bien de ce que signifie cet explosif. Fouzy Houtusé s’en est muni par mesure de sécurité. Je m’explique : si nous avions un accident d’avion, il voulait être certain que l’appareil serait complètement détruit, vous mordez ? Le choc aurait fait détoner l’explosif et on n’aurait pratiquement rien retrouvé. Donc, le hara-kirié transportait quelque chose de tellement important qu’il ne voulait pas qu’on puisse le découvrir, même après sa mort. Je continue ma petite gymnastique mentale sous le regard bridé de l’officier. Il a pris cette précaution extraordinaire et cependant il s’est suicidé sans faire sauter l’avion. Pourquoi ? Parce qu’il pensait que tout était découvert.
Tout quoi ? That is the question. Donc, le fait d’être découvert changeait tout.
— Cet homme devait être fou, dis-je à Lahoyapadmoto, manière de satisfaire sa curiosité. Seulement, mon cher commandant, il conviendrait de larguer cet explosif au plus vite !
— Rebouchez le flacon ! je m’en occupe immédiatement.
Je m’approche d’un hublot et je regarde à l’étage au-dessous. Une plaine immense se déroule à l’infini.
— Ce n’est pas prudent de larguer cela sur des terres. Il faudrait attendre que nous survolions la mer…
Le commandant secoue la tête.
— Aucune importance, fait-il en prenant délicatement le flacon, c’est le territoire chinois.
J’en suis un peu baba. Mais enfin, puisque nous survolons des rizières…
Je retourne à ma place. Le mystère s’épaissit de plus en plus.
CHAPITRE V
Les douaniers japs poussent une drôle de frime en nous voyant déhoter, les mains aux poches, pas rasés et le teint plus plombé que le cercueil d’un ambassadeur décédé à l’étranger dans l’exercice de ses fonctions. Un petit pète-sec (d’ailleurs, il est jaune comme un haricot) nous demande en un français grinçant comment il se fait que nous n’ayons pas de bagages. Je lui explique qu’il y a eu un coup fourré au départ de Paris. Notre taxi s’est renversé. Les bagages se trouvaient dans son coffre, et la fermeture d’icelui étant bloquée, etc., etc.
On finit par quitter l’aéroport et par s’engouffrer dans un bahut. Le chauffeur est un vieux bonze qui pourrait être chinois s’il n’était pas japonais. Je lui ordonne de nous driver jusqu’aux Galeries Lafayette de Tokyo. Il ne jacte pas le français, mais il parle convenablement anglais et nous finissons par nous comprendre.
Le Gravos bigle autour de lui d’un œil maussade.
— Moi, je croyais que c’était comme sur le couvercle des boîtes de loto, me dit-il. Mais ça ressemble à Asnières, tu trouves pas ?
— Tout de même ! Les maisons sont en papier, Gros !
— Un Asnières en papier, quoi ! rectifie Bérurier. C’est fou ce qu’il y a comme populo ! Ils étaient pas tous à Hiroshima le jour où que les Ricains sont venus leur larguer le portrait de Rita Havorte !
Il gamberge vaille que vaille et demande :
— Pourquoi t’est-ce qu’on va dans un grand magasin ?
— Pour t’acheter des fringues. Tu ne penses pas que tu vas te lancer dans une enquête avec des pantoufles et un bada mexicanos ! Sans parler de tes bretelles et de ta recette écrite sur le futal.
— Bon, d’accord. Je voudrais, tant qu’à faire, que tu m’offres un costard en flanelle blanche. Ç’a toujours été mon rêve.
— Mais ça n’est pas le rêve du costard. Le blanc et toi, tu parles d’une mésalliance !
On s’annonce dans un immense bâtiment qui s’appelle : toit-pointu, croix de lorraine-penchée, accent circonflexe à trois étages, chèque barré et chiffre quatre à l’envers. On y vend de tout : des fleurs de lotus en sachet, des avions à réaction, des équerres optiques, des motoculteurs, de la cire à cacheter, des tortues de mer et de père inconnu, des émerillons, des embryons, des castagnettes, des éléphants blancs à poil ras, des basanes, des bananes, des auxiliaires, des princes consorts, des avalanches, des autoroutes, des clés de contact, des gousses, des cratères, des excavateurs, des excavations, des fjords, des hennins, des limandes, des mémorandums, des orchestres philharmoniques, des périssoires, des rez-de-chaussée, des étables, des retables, des loups-garous, des sécateurs, des rabbins, des tomahawks, des tonsures, des vieilles, des vielles, des veilles de fête, des ramponneaux de course, des pélicans lassés d’un long voyage, des brouillards du soir, des colibris communs, des onagres, des podagres, des onces, des nonces, des annonces classées, des homards, des Américains, de la radio-activité, des Hiroshima mon Amour, des granulés, des factotums, des albums, des angles faciaux, des compteurs à gaz, des déchaumeuses, des chômeurs, des freins à disque, des gouvernements provisoires, des défenses de rhinocéros, des défenses d’afficher, des feuilles de rose, des armes, des sonnettes d’alarme, des roupies, des houpettes, des articles ménagers, des articles du Figaro (au rayon des soldes), du papier vécé, des seins, des anneaux, du Cinzano, de la côte de mouton, de la côte-d’Ivoire, des lentilles concaves, des lentilles concassées, des lentilles aux saucisses, des bains de pieds, des Cubains, des mikados, des cadeaux entiers, des colliers de perles, des perles de culture, des Pearl Harbor, des couteaux à hara-kiri et des fringues assez grandes pour Bérurier.
Il le tient, son bath costard blanc. On dirait un premier communiant ou un veuf tiré en négatif. Il étincelle au soleil d’Extrême-Orient, mon Béru ! On se paie des valoches et du linge de rechange afin de pouvoir descendre dans un hôtel sans être obligé de raconter sa vie.
Ce que j’ai pu en acheter, des bagages dans des cas de ce genre ! Les mecs, entre nous et la hausse sur le bifteck, combien de fois m’avez-vous vu démarrer sur une affaire avec pas même une brosse à dents rotative dans la poche ? Hein ? Souvenez vous : le Congo, l’Ecosse…, etc. Fallait commencer par acheter une valoche vite fait pour se donner l’air honorable. Parce que c’est ça, le standinge : la façade. Un bath costard, une chouette baveuse sortie du cocon et signée Fath, une valtouze en peau de porc et on vous traite en milord. Mais ayez un falzar fripé, et on vous traite en arsouille !
On est rupinos, quoique pas rasés, quand on s’annonce au Fu Ma Ga, le super-palace de la ville. C’est du building impressionnant, avec l’eau chaude sur l’évier et un liftier habillé en garçon d’ascenseur. L’hôtel se dresse au milieu d’un immense jardin japonais à la française.
On se prend deux chambres rupinos, avec vue par la fenêtre, cabinet de toilette, en papier sulfurisé, lit en bambou refendu et moulinet à tambour, etc. Une vraie débauche ! Notre installation terminée, notre système pileux ratissé, nous décidons d’aller bouffer car le Gravos pleure déjà la faim.
Il y a justement dans le palace un restaurant de luxe où l’on peut consommer de la cuisine japonaise. Béru demande s’il y a au menu des pattes d’alligator farcies, mais on lui répond que le plat du jour c’est « les ailes de libellules sauce aux câpres ». Il veut bien essayer. On commande en outre du foie de moustique grand veneur, des rognons de sauterelles flambés et du cœur de nénuphar à la tomate.
La cuisine japonaise offre cette particularité, c’est qu’on est obligé de se la terminer soi-même. Sur chaque table, il y a un réchaud que le garçon vous allume au début du service et vous mijotez votre tambouille vous-même. Comme chez soi, quoi ! Et comme ajouterait mon ami Fernand Raynaud, c’est à se demander pourquoi on est allé au restaurant. Néanmoins, l’aspect maître queux du repas n’est pas pour déplaire au Gros. Il s’amuse comme un petit fou, notre Béru. La dînette, c’est son vice.