Comprenant que je n’obtiendrais rien du Molosse, je me penche sur le médecin.
— Que s’est-il passé, docteur ?
— Je voulais lui faire de l’acupuncture, balbutie le malheureux.
— Tu l’entends ! glapit le Gros. Et il ose le répéter ! J’aurais dû me gaffer que les Japs avaient ces mœurs-là ! Rien que leur drapeau, au départ : un rond sur du blanc ! Tu parles, c’est signé ! C’est pas un emblème, c’est un programme !
Je me dépêche d’expliquer au Gros ce qu’est l’acupuncture. Il écoute, renifle, dit « Ah ! bon », puis repart dans une nouvelle forme de rogne.
— Je paie pas un toubib pour qu’il me file des aiguilles dans la viande ! Vire-moi ce mec-là. Je prendrai de l’aspirine !
Le plus duraille reste à faire : calmer le toubib et l’empêcher d’aller au suif chez mes collègues nippons. Heureusement qu’il parle français. Je lui brode un roman à propos de la maladie nerveuse de Béru. Et je lui colle une poignée de dollars dans la main. Il écrase et s’en va enfin en continuant de gazouiller des jérémiades. A peine vient-il de sortir que je perçois un grand bruit. Privé de ses besicles, il se déplace au radar et il est entré dans l’ascenseur sans s’apercevoir que la cage se trouvait à l’étage au-dessous.
Renseignements pris, il s’en tire avec une jambe cassée, une épaule luxée, le nez écrasé et une oreille arrachée. Ç’aurait pu plus mal finir.
J’annonce au Gros les conséquences de son intolérance et il se contente de hausser les épaules.
— La tête de ce type ne me revenait pas.
Le beau costard de flanelle (encore) blanche fait durement ressortir la jaunisse de mon petite chérubin. On dirait un lis immaculé avec ses étamines d’or.
— Où qu’on va ? s’informe l’Aimable Goret.
— Chez un libraire qu’on m’a indiqué, et ensuite à Kawasaki, à l’adresse du gars qui s’est étripé dans l’avion.
— Quoi foutre chez un libraire ?
— Lui faire déchiffrer une adresse… Arrive, et ne t’occupe pas du reste !
La librairie en question est une petite boutique garnie de vitrines dans lesquelles trônent des éditions rares. Nous sommes accueillis par un grand vieillard chenu, vêtu à l’européenne, mais coiffé d’un étrange bonnet en soie noire. Il ne parle pas français, mais murmure quelques phrases d’anglais. Je lui présente l’enveloppe en lui demandant s’il peut nous en traduire le texte.
Il saisit le rectangle de papelard, chausse son nez de lunettes à verres bombés, regarde, puis s’empare d’une loupe et j’en suis à me demander s’il va solliciter la grosse lunette astronomique de l’observatoire de Tokyo lorsque le bonhomme pousse un cri et laisse choir sa loupe. Il dépose l’enveloppe sur sa table de laque, comme si elle venait d’être portée à l’incandescence. Puis il court vers son arrière-boutique.
— Eh ben, dis donc ! fais-je au Gros. Il a de drôles de réactions, notre zouave pontifical.
— Les coliques, tu sais, ça ne choisit pas leur heure, philosophe mon ami.
Nous poireautons une dizaine de minutes dans le magasin. Le vieux rat de bibliothèque ne réapparaît toujours pas. Je suis abasourdi. Que s’est-il donc passé ? Le pépé jap a eu une secousse en prenant connaissance du texte de l’enveloppe.
J’appelle :
— Hello ! Sir, please !
Mais c’est le silence. Alors je m’avance vers l’arrière-boutique : personne.
Une seconde porte livre accès à un salon. J’y vais en continuant d’appeler. Et mon dernier cri me reste dans la gorge.
Le vieux libraire est assis en tailleur sur des coussins. Il vient de se faire hara-kiri. Même cérémonie que la veille dans l’avion : poignard au manche enveloppé dans un linge blanc.
Son sang ruisselle dans les coussins et fait déjà une grande rigole sur le plancher. Le vieux n’est pas encore mort, mais il n’en vaut guère mieux. Un rictus d’agonie convulse sa face parcheminée et ses yeux chavirent déjà.
Le Gros, qui vient de me rejoindre, en reste baba.
— Mais qu’est-ce qu’il a fait ? Lui aussi !
— Lui aussi, Béru. Taillons-nous, j’y perds mon latin.
Au passage, je récupère ma fameuse enveloppe dans le magasin.
Dehors il fait doux. L’air sent le géranium et la foule va et vient paisiblement.
Nous parcourons cent mètres en silence, après quoi nous nous arrêtons et échangeons un long regard plein d’une réciproque inquiétude. Sommes-nous dans la réalité ou s’agit-il d’un mauvais rêve ?
— Il est devenu dingue, ou quoi, le vieux croquant ?
— C’est à se le demander, Gros.
— C’est en lisant l’enveloppe que ça l’a pris…
— Oui…
Nouveau silence. Comme un taxi passe, je lève le bras.
— Où qu’on va ? soupire mon ami.
Au lieu de lui répondre, je prends place dans le bahut.
— Agence France-Presse ! lancé-je au conducteur. Vous savez où ça se trouve ?
Il opine en japonais et démarre.
CHAPITRE VI
Les locaux de l’Agence France-Presse sont attenant à ceux du Nepakokukiveuh, le grand journal du soir de Tokyo.
Je suis accueilli par une ravissante blonde qui a un regard aussi fripon qu’une édition non expurgée de Gamiani. Je lui demande si elle est française, ce qui est parfaitement superflu, car cette souris ne se fringue pas au Prisunic du coin.
Elle porte (allégrement, divinement, merveilleusement) un petit deux-pièces avec alcôves dont on aimerait découvrir les agrafes.
Elle m’assure que oui, constate que je le suis également et m’affirme que M. Rouit se fera un plaisir de me recevoir, pour peu que je veuille bien communiquer ma carte.
Au lieu de ma carte de visite, je lui brade ma carte professionnelle. La môme louche dessus, sourcille, me virgule un regard à la fois surpris et intéressé et finit par écrire dans l’air embaumé du bureau le nombre 8.888.888.888 avec son valseur en s’éloignant.
Vingt-trois secondes plus tard, Rouit me reçoit (car j’ai préféré laisser le Gravos dans le salon d’attente).
C’est un solide gaillard aux tempes grises. Athlétique, sympa, jovial, il me présente une paluche large comme une feuille de chou en criant :
— Alors, les poulets français envahissent le Japon ?
Nous nous fêlons réciproquement une poignée de cartilages, puis il me désigne un fauteuil et pousse vers moi une boîte de cigares grande comme la malle d’un illusionniste.
— Vous fumez ?
— Quelquefois, mais jamais des cheminées d’usine, assuré-je en souriant.
Il me claque le dos en riant. J’ai l’épaule luxée, mais je m’offre le luxe de retenir mon gémissement.
— On en boit un petit ?
Je réponds « volontiers » en me demandant de quel « petit » il s’agit. Rouit arrache un tableau du mur. En fait, c’est une porte qui dissimule astucieusement un petit bar. Il prend deux grands verres, les emplit aux deux tiers de scotch et m’en tend un.
Je lui annonce alors que je viens de la part du Vieux. Pas surpris, le correspondant. Il me cligne de l’œil.
— Je vous attendais. Le Déplumé m’a adressé un câble. Il paraît que je dois me mettre en quatre pour vous faciliter les choses. Qu’est-ce qui ne gaze pas ?
— Mes cellules grises, rétorqué-je. Depuis deux jours, elles font la grève sur le tas.
— Allez-y, je vous écoute. Tchin tchin !
— Jap jap, réponds-je.
Il rigole de plus belle, me découvrant son clavier universel avec trente-deux touches d’origine. Puis il siffle son verre comme s’il s’agissait d’eau claire et s’en verse un second.