« Qu’est-ce que tu débloques, Grosse ? »
Il m’adresse une mimique très outrageante pour Berthe.
— Pour venir au Japon ? Je suis passé par la porte d’Italie, et d’une… Ensuite j’ai pris l’avion avec San-A. Laisse-moi causer, tu veux ! Je t’appelle pour t’annoncer que tout est fini entre nous, Berthe. Tu peux induire une insistance en divorce si tu voudras : je ne rentrerai plus à la cabane ! Ici, j’ai trouvé la femme de ma vie, ma pauv’ vieille ! (Il pleure.) Nature, ça me fait de la peine… Mais quoi, faut bien changer les draps de temps en temps, non ?
(Mitraillade verbale de la Gravosse qui fulmine.)
« C’est pas de gueuler qui changera ma décision, ma petite Berthe. C’est la vie, faut t’y faire. Toi aussi, tu retrouveras l’âme sœur !.. Hein ? Qui que j’aime ? Une Américaine que je voudrais que tu la vois ! Rousse naturelle ! Des châsses qu’on peut pas croire qu’ils soient faits juste pour voir ; et puis un corps de déesse ! Et elle embrasse que c’en est pas croyable ! Que tu verras ça au cinéma que tu… »
(Déclic.)
Le Mahousse me regarde.
— Elle a raccroché, balbutie-t-il.
— Je dois convenir qu’à sa place j’en aurais fait autant !
— Biscotte ?
— Son honneur de femme, mon vieux. Et puis il me semble que tu prends tes décisions d’une manière un peu hâtive…
Mais essayer de chapitrer le Gros quand il est naze équivaut à vouloir déblayer le mont Blanc avec une pelle à gâteau.
Nous revenons dans le livinge et — ô misère ! — nous découvrons un spectacle qui laisse Béru baba.
Notre pote Roult est en train de se payer du bon temps avec Mrs. Takemehall. Il lui joue la Chevauchée Fantastique tandis que le ténor tenace tonitrue et que le prof continue de s’épiler, en suivant l’exemple de la Petite Amélie.
— C’est pas possible ! balbutie le Gros. Déjà cornard, t’avoueras que c’est une fatalité. J’ suis marqué par le destin.
Il retourne à l’appareil et demande l’étranger. Lorsqu’il a le service Europe, il murmure sombrement :
— Repassez-moi Défense 69–69, lamente-t-il.
La noye, ça va vite. Dix minutes plus tard, il a de nouveau sa Berthe !
— Allô ! Berthe ? Hé ! Raccroche pas, ma poule ! Ecoute… T’as bien pigé que c’était z’une blague ? Au Japon c’est le premier avril aujourd’hui ! Oui, c’t’ un pays qu’est en avance. Le pays du soleil levant, qu’on l’appelle, alors, on a voulu charrier.
« Parole ! Tu me connais, Berthy, tu sais bien que j’ai qu’un n’amour z’au monde ! Le jour où que je te tromperai est pas encore prévu dans une calendre de grec. Tiens, je te passe mon commissaire qui veut te causer… »
Il me tend le combiné d’un air suppliant.
— Ecoutez, Berthe, je murmure, on avait fait un pari avec des policiers japonais qui nous ont invités…
La Grosse est en plein délire. Je l’entends écumer à l’autre bout du monde. Elle me dit que nous sommes des voyous, qu’on n’a pas le droit de jouer avec le cœur d’une honnête femme, que ça ne nous portera pas bonheur et que, en tout état de cause, lorsque le Gros rentrera, il aura droit à une dérouillée maison.
— Eh bien, je suis ravi de voir que vous comprenez la plaisanterie, fais-je avant de raccrocher. Je lui dirai ; merci, douce Berthe.
« Quelle brave Berthe ! ajouté-je en posant le combinourche sur sa fée. Elle m’a dit de te dire qu’elle te pardonnait et que le jour de ton retour elle mettrait les petits plats dans les grands. »
Je redécroche et je demande à la postière préposée aux communications internationales de me donner une idée de l’I.D. Pure curiosité, car je ne me permettrais pas d’humilier notre accueillante hôtesse en lui proposant le remboursement des communications. La demoiselle des Pé-Thé-Thé m’annonce la couleur, je convertis en francs et je pousse un petit sifflement.
— Chérot ? s’inquiète le Gros.
— Il y en a pour un million quatre-vingt-cinq mille anciens francs, fais-je. Voilà une soirée qui revient cher à Mrs. Takemehall.
— Tant mieux, grogne le Gros. Si qu’on se barrait maintenant ?
— Attends, il faut que je montre l’enveloppe au vieux prof.
— Pourquoi tu ne la lui as pas fait lire plus tôt ?
— Une idée à moi : je préférais qu’il soit chlass.
Retour définitif au livinge où les choses ont pris un aspect plus décent.
Barbara décrète qu’il n’est plus temps de boire du scotch et que l’heure du champagne a sonné.
— Oyahi ! Oyahi ! clame le professeur qui est maintenant aussi imberbe que Minou Drouet.
Il me saisit par un bras familièrement.
— C’est beau, la France ! me dit-il.
Il ferme les yeux et déclame :
— Grafiti locdu oshioti, comme le dit un proverbe de chez nous. N’est-ce pas saisissant, mon cher ?
— Epoustouflant, affirmé-je. Ça vous cloue littéralement. Mais à propos de proverbes de chez vous, dear prof, que pensez-vous de cela ?
Et le gars San-A. ouvre son larfouillet, y prend l’enveloppe qu’il tend à Yamamotokétolabo.
— Ah ! c’est ton truc machin chose de ce matin, bredouille Roult. Figurez-vous, prof, que…
Il n’achève pas. En regardant l’enveloppe, le savant est devenu vert, ce qui est assez rare de la part d’un Japonais, cette mutation n’étant fréquente que chez les Chinois. Il l’a lâchée comme le libraire la lâcha le matin, et il crie par trois fois un mot qui ressemble au cri que pousserait une otarie venant de se faire coincer la queue dans la portière d’une voiture.
Nous sommes pétris de stupeur. Le ténor ténu se tait. Le père Hiljohn ouvre un vasistas et Barbara retire la main de Roult de son arrière-boutique.
— Vous voyez, je chuchote, ça recommence.
Je me penche pour ramasser l’enveloppe, mais, au moment où je vais la saisir, Yamamotokétolabo saisit un flambeau d’argent et m’en assène un coup terrible sur la main en répétant son cri.
C’est à mon tour de prendre le relais. Ce vieux derrière parcheminé a dû me casser une demi-douzaine de doigts à la main droite. Il relève son flambeau et va pour m’en filer un coup sur la noix. C’est mon pote Béru qui m’évite un fêlage de coquille en jetant prestement sa coupe de champ’ à la frime craquelée du vieux ouistiti. Le père Lajaunisse jette le flambeau. Il court droit à la fenêtre ouverte et pique une tête dans la rue avant que nous ayons remué une seule cellule grise pour décider de l’en empêcher. Barbara se mord la main. Le père Hiljohn qui a remonté ses deux stores demande d’une voix enjouée :
— Aôô, Barbara, my dear ! A quel étage sommes-nous, I don’t remember ?
— Au sixième, murmure Roult.
— O.K., thank you, soupire Hiljohn en se rendormant. Poor old beans !
Tout en massant ma main endolorie, je m’approche de la fenêtre.
En bas, tout en bas dans la street, des badauds font cercle autour d’une forme disloquée. Des visages se lèvent…
— Les bignolons vont radiner, fait le Gros. T’es pas d’avis qu’on devrait demander la permission de se retirer, San-A. ?
C’est bien dit à lui, j’approuve sa méfiance. Il est expérimenté, il sait que la prudence est mère de la sûreté, et de la P.J. à l’occasion.
Je chope Roult à part.
— Navré, vieux. Mais je ne tiens pas à ce que les confrères nippons nous emmaverdavent. Essayez d’arranger ça.
— Faites-moi confiance. Prenez la sortie de service.
Il va ramasser l’enveloppe.
L’incident a dessoûlé tout le monde. On est un peu pâteux et nos tronches vibrent.