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Nous n’insistons pas et nous sortons, flanqués de ces deux anges gardiens.

— En Laponie, dit le Gros, est-ce qu’on appelle un flic poulet ?

— Je l’ignore.

— On devrait plutôt l’appeler canard ?

— Pourquoi ?

— Ben, parce qu’il est jaune ! C’te couennerie !

Vous le voyez, le moral du Gravos n’est pas infecté outre mesure, comme dit mon tailleur.

Nous prenons place dans une grande voiture noire. Un type est au volant. Je le reconnais au regard haineux qu’il me file : c’est le même chauffeur qui pilotait l’auto d’hier, celle dont nous dégonflâmes les pneus. J’ai idée que nous allons avoir quelques difficultés à faire admettre nos manières aux collègues nippons.

La chignole démarre en trombe. Nous sommes assis à l’arrière avec un des « canards ». L’autre s’est installé sur le siège avant, mais se tient de guingois et ne nous perd pas de vue.

L’auto fonce dans la cohue à toute vibure, manquant à chaque instant d’écraser un passant. On roule un bout de temps dans le centre, and after on se retrouve dans la banlieue. Comme c’est la route de Kawasaki, j’en conclus qu’on nous conduit directo sur le terrain de nos bas forfaits.

Mais pour une fois, San-Antonio déduit mal. La ville de Kawasaki est dépassée et l’auto ne diminue pas son allure. Qu’est-ce à dire ?

— Dis voir, San-A., murmure l’Obèse, est-ce qu’on peut rentrer en France par la route ?

— T’es louf ! Le Japon est un archipel !

— Un quoi ?

— Un groupe d’îles !

Je m’adresse au Jap parlant français.

— Où nous conduisez-vous ? m’enquiers-je.

— Yokohama !

— Dans quel but ?

— Vous le verrez !

Vous le savez, ou si vous ne le savez pas, je me fais un plaisir de vous l’apprendre, mais on ne parle pas sur ce ton trop longtemps à San-Antonio.

— Dites donc, mon cher ami, tonné-je, n’oubliez pas que je suis citoyen étranger. Vos façons ne me plaisent pas et elles pourraient vous valoir certains gros ennuis.

En guise de réponse, il sourit, mais alors sans s’émouvoir le moins du monde.

— Ecoutez, reprends-je, plus furax qu’un tigre du Bengale à la queue duquel on a attaché une ruche bourrée d’abeilles. En France, pour arrêter quelqu’un, il faut un mandat d’amener, je suppose que vous en avez un ?

Sans s’émouvoir, l’autre patate sort de sa poche une vague feuille de papier couverte de caractères nippons.

— Il y a une faute d’orthographe au dernier paragraphe, souris-je.

J’ignore ce que le copain qui partage notre banquette se figure, toujours est-il qu’il me file un coup du tranchant de la main dans le gosier. On dirait que j’ai un court-jus dans la moelle épinière, avec élargissement de la membrane supérieure droite, expectoration progressive du compresseur différentiel, et atrophie jugulaire consécutive du cartilage de conjugaison avec retenue à la base et séisme surmultiplié.

Je manque d’air. J’ai beau ouvrir mon clapoir grand comme les portes de Westminster Abbey un jour de couronnement, je ne peux décider la moindre particule d’oxygène à visiter mes poumons. Je me dis que je vais canner. Combien d’années un homme peut-il vivre sans respirer ?

Le Gros veut prendre mes patins. Je le vois saisir mon agresseur au colbak, mais le flic de la banquette avant lui ramone le promontoire avec un solide goumi. Béru pousse un soupir d’extase et s’écroule dans la bagnole. A mon tour, j’ai droit à une infusion de néant. Bing ! Je pars à dame. Nous sommes deux loques inconscientes, entassées sur le plancher de cette bagnole qui roule toujours à forte allure.

CHAPITRE IX

« Suuuur les grands flots bleus. « Où viennneut seu mirer les étoileus, « Nous zirons tous deux… »

— Oh ! Béru !

Nous ne sommes plus dans la voiture, mais dans une pièce sans meubles éclairée par une lucarne circulaire. Je suis ligoté et le Gros aussi (lui serait plutôt alligoté) et allongé à même plancher. Mon compère occupe une position assise. Il a la tête légèrement inclinée sur le burlingue et il chante d’une voix morte, en considérant l’extrémité de ses targettes.

— Béru !

Il se tait, relève la tête et me regarde avec une certaine indifférence. Il paraît fatigué.

— Vous me causez, m’sieur ? qu’il balbutie.

J’ai idée que le coup de tarataboumvoilà a déguisé sa pauvre cervelle en mayonnaise.

Il ajoute :

— On se serait-y pas rencontré à Casablanca ?

— Voyons, Béru…

— Je vous cause !

— Je ne suis jamais allé à Casablanca !

— Moi non plus ; il devait s’agir de deux autres personnes…

Il se désintéresse de moi, dodeline la tronche et se remet à chanter :

« Nous zirons tous deux, « Une nuit z’au caprice des voiles. »

Ça me file en rogne de le voir à ce point ensuqué. Vous ne voyez pas qu’il reste gaga, le brave Béru ? La petite chaise à roulettes avec sa grosse Berthe attelée dans les brancards ! Troïka sur la Piste Blanche !

— Hé ! Gros, ramone-toi un peu le bulbe !

Mais je n’insiste pas. Le plancher sur lequel je gis vient de décrire une embardée terrible. Pendant un court instant une vague frangée d’écume a obstrué le vasistas qui s’avère ainsi être un hublot. Pas d’erreur, le subconscient du Gros a deviné juste ; nous sommes en mer, c’est pourquoi la bonne pomme brame à tout va les Grands flots bleus.

— Béru ! Recolle au peloton, mon gars, sinon tu vas être disqualifié !

Il vagit, vrombit, barrit, éternue et finit par relever la hure une nouvelle fois. Il me regarde, me voit, me reconnaît, me sourit et, d’un ton gracieux, me dit :

— Salut, mec, j’ai fait un bon petit somme. Alors quel est le programme de la matinée ?

— On pourrait commencer par la visite du château d’If, je soupire.

— A cause d’à propos de quoi tu dis ça ?

Je ne réponds rien. Il mate autour de lui, plisse son front de penseur, et balbutie :

— Mais où qu’on est, San-A. ?

— Point d’interrogation à la ligne !

— Mais t’es attaché !

— Presque aussi solidement que toi !

— Mais je le suis aussi !

— C’est ce que j’ai cru bon de te préciser dans la précédente réplique.

— Ah ! mince, je me rappelle : les flics. Comment qu’ils nous ont assaisonnés, ces vaches !

— Ça m’étonnerait que ce soit des flics.

— Tu crois ?

— Et ceux d’hier non plus n’étaient pas des flics.

Comme dans une pièce de théâtre, la porte s’ouvre à cet instant, et quatre personnages font leur entrée. Il y a là les deux faux flics d’aujourd’hui, les deux faux flics d’hier, plus un mince vieillard, extrêmement élégant. Il a une tête de vieux petit garçon. Une fente de tire lire à la place de la bouche, deux boules de loto à la place des yeux, et deux feuilles de lotus à la place des gouvernails de profondeur. Ah ! j’allais oublier : un pied de marmite à la place du naze.

Il porte des lunettes à monture d’or, un complet bleu marine aussi uni que le Royaume du même nom, et il a les cheveux blancs en brosse. Illico, je constate que les quatre autres lui témoignent les marques (et même les contremarques) du plus profond respect (le leur fait au moins douze mètres de profondeur, c’est vous dire !).

Le cortège s’avance jusqu’à nous et s’immobilise. Un vrai cauchemar ! Il me semble que je suis calanché et que je viens d’arriver aux Enfers où un aréopage effrayant me juge.