C’est le vieillard qui prend le crachoir. Il le fait en français, mais un français suçoté. Après chaque mot, le vioque lichouille l’emplacement supposé de ses lèvres.
— Messieurs, fait-il, c’est un grand honneur pour moi de vous accueillir sur mon yacht.
— Et pour nous, alorss ! clame le Mastar. Détachez-nous un coup, qu’on puisse vous faire la bibise !
Le vioque poursuit :
— Je ne voudrais pas vous causer de trop grands désagréments ni accaparer votre temps précieux, c’est pourquoi je vous serais reconnaissant de bien vouloir me remettre l’enveloppe que vous savez !
— Quelle enveloppe ? je gazouille, en chiquant à l’étonné.
— Monsieur le commissaire, vous devez savoir ce dont je parle !
— Pas le moins du monde !
Le vieillard sort de sa poche un petit vaporisateur, il ouvre grande la tirelire et s’asperge le palais.
— J’ai de l’asthme, s’excuse-t-il en remisant son matériel.
— Une cure dans les monts Dore vous réussirait, affirmé-je.
— Alors, cette enveloppe ?
— J’ignore ce que…
Il reprend, un ton au-dessus :
— Cette enveloppe que vous avez saisie sur le cadavre de notre cher et noble ami Fouzy Houtusé, que vous avez montrée au portier de votre hôtel, que vous avez portée à un vieux libraire de la rue Rrhû-Hi-Guiliguili-Hou, lequel, ses mânes reposent en paix dans la gloire de ses ancêtres, s’est fait hara-kiri après l’avoir touchée…
Silence. Pas la peine de biaiser. Il a mené son enquête, le tétard à binocles. Il sait beaucoup de choses…
— Je ne l’ai plus, assuré-je.
— Nous le savons, car nous nous sommes permis de vous fouiller très attentivement.
— Comme vous avez fouillé ma chambre d’hôtel ?
— Comme nous avons fouillé votre chambre d’hôtel ! Où se trouve-t-elle ? Il vaut mieux, pour le salut de votre vie et de celle de votre ami, que vous nous la rendiez !
Le Gros renifle et me lance d’un ton sec :
— Allez, rends-y sa baveuse, à ce vieux cocu, et qu’on se barre ; moi, elle commence à me battre les pruneaux, ton affaire.
Je frémis. Hier au soir, le Gros n’a pas vu que je laissais l’enveloppe à Roult et il suppose que ce document mystérieux est toujours en ma possession.
— Tu es complètement zizi, Béru, tu sais bien que je l’ai remise à notre ambassadeur.
— Morte vache ! s’exclame le Gros, où que c’est-y que j’avais la bouille ? Même que c’est mézigue personnellement que je l’ai portée à Sa Majesté l’ambassadeur !
Béru, il est comme les comédiens de petites tournées, faut toujours qu’il en fasse trop et qu’il déclame la tirade des amis par-dessus son texte.
Le vieux Jap nous considère derrière ses verres bombés. Ma parole, ils ont tous des besicles, les Nippons, c’t’ année. Il se détourne vers ses camarades et leur lâche deux mots dans sa langue.
Illico les quatre sbires empoignent Son Excellence Bérurier et l’évacuent. Je reste seul dans la cale, seul avec le bruit de la mer, le tangage, le roulis et l’envie d’être ailleurs.
Plus de deux heures s’écoulent. J’essaie de me libérer de mes liens, mais macache comme dit Bonnot ! On nous a ligotés très serré avec un fil de nylon, et lorsque je pèse dessus, mes entraves me cisaillent la viande. J’ai un mal de tronche qui n’est pas dans un bandage herniaire. Le coup de goumi était de first quality. C’était pas de la matraque d’amateur, mais de l’outil de précision : nerf de bœuf renforcé plomb avec revêtement de caoutchouc. La faillite des analgésiques, les gars ! Un coup sur la praline après le dîner et vous pouvez foutre vos suppositoires à la poubelle ! Ma dose a été d’autant plus efficace que mon petit infirmier me l’a doublée. Le facteur nous sonne toujours deux fois !
Donc, une cent vingtaine de minutes s’écoulent avant que ne se rouvre la lourde du cagibi. Les faux matuches d’hier viennent prendre livraison du commissaire. L’un me saisit les cannes et l’autre les endosses et nous voilà partis.
Nous partîmes Saint-Saëns (pour une Danse Macabre), mais par un prompt renfort… Ces carnes cavalent dans la coursive, en prenant bien soin de me cogner le but contre les parois.
Nous débouchons dans la vraie cale. Les trois autres sont là qui entourent un énorme tonneau d’où s’échappent des rires, des gloussements. Je finis par distinguer, sortant du tonneau, la bouille écarlate du Gros. Il se marre comme un congrès de bossus en train de voir jouer Bobosse sur le dos d’un chameau.
— Ah ! les cons, meugle l’Affreux. Ce qu’ils vont chercher !
« Arrêtez, j’en peux plus. Hihihi ! Ho ! Ça chatouille ! »
Mes convoyeurs[9] m’approchent du tonneau. Avec une horreur indicible, je découvre le machiavélisme de ces crapules. Béru est à poil. On l’a badigeonné de miel et introduit dans ce fût qui est plein de fourmis. Une plaque de verre, percée d’un trou pour laisser émerger la tronche du Gros, sert de couvercle. Un boisseau de bestioles grouillent sur le corps de mon cher petit camarade.
Le vieux Jap aux lunettes cerclées d’or se tourne vers moi.
— Le miel sert de hors-d’œuvre, m’assure-t-il. Mais lorsqu’ils l’auront fini, ces aimables insectes continueront leur repas. Ce sont des fourmis Boufbéru, les plus terribles de l’espèce. Dans deux ou trois heures, il ne restera de votre valeureux ami que son système osseux.
Cette perspective calme comme par enchantement le fou rire du Big-Lard.
— Hé ! San-A. ! Fais pas l’œuf ! me supplie-t-il. Dis-leur où que t’as mis l’enveloppe ; moi, je joue plus !
Pour lors, votre petit San-Antonio mignon se livre à un calcul express. Si je leur dis la vérité, Roult aura les pires ennuis et notre situation ne sera pas solutionnée pour autant, car je me doute bien que nos tourmenteurs ne nous remettront pas en liberté après cette série de voies de fait ! L’enveloppe maudite entre leurs mains, ils nous attacheront un gros morcif de ferraille aux nougats et nous virgulerons dans le Pacifique. Pour lors, ce sera définitivement « Bonsoir m’sieur-dames » sur l’air des lampions (et des lanternes japonaises).
Mais, vous ne l’ignorez plus (car ça fait un bout de temps que je vous le serine, n’est-ce pas mes mésanges ?) j’ai plus d’un tour dans mon sac.
— Très bien, en supposant que je parle, que me proposez-vous en échange ?
— La vie sauve, rétorque le Jap au nez en pied de marmite.
« Je sais que vous autres, Occidentaux, y attachez une grande importance. »
— Qui me prouve qu’une fois en possession de l’enveloppe, vous respecterez votre engagement ?
— Rien, certes, répond le nain jaune sans s’émouvoir. Mais comme c’est la seule chance que vous ayez, il est normal que vous vous y cramponniez. Je vous donne ma parole que si vous donnez l’enveloppe, vous ne serez pas mis à mort. A vous de décider…
— Fais confiance à monsieur, intervient Béru. On voit tout de suite que c’est quelqu’un de sérieux !
Les fourmis commencent à lui briffer la bidoche et il donnerait n’importe quoi, plus autre chose, pour qu’on le sorte de son tonneau, le cher Diogène. Il en a assez d’être déguisé en friandise.
— Entendu, je vais parler, fais-je. Mais comme gage de votre bonne foi, commencez par sortir mon ami de là !
Courbette aimable du petit croquant binoclard.
— Qu’à cela ne tienne !
Et il bonnit quelque chose à ses acolytes.
Aussitôt, l’un des gnaces va chercher un appareil à fly-toxer et se met en devoir de vaporiser un liquide par le trou du fût de Béru. Le Gravos éternue à plusieurs reprises. Puis il cesse de se trémousser car les fourmis ont été foudroyées par cette pulvérisation. Trois minutes plus tard le brave inspecteur Bérurier est hissé hors de son sépulcre. Sa peau est rouge vif. Jamais il n’a été aussi propre, notre bon Pépère. Les fourmis lui ont fait sa grande toilette car, en même temps que le miel, elles ont becté toute sa crasse.