Maintenant je pige tout : l’attentat à l’ambassade, la nitroglycérine dont s’était muni Fouzy Houtusé pour le cas où l’avion tomberait… Oui, sauf une chose.
— Dites-moi, monsieur Boku-Hokury, comment se fait-il que deux honorables Japonais se soient suicidés après avoir lu l’enveloppe ?
Boku réclame une nouvelle gorgée de beaujolais, puis, l’ayant bu et déclaré excellent, il explique :
— Il est dit, dans nos textes sacrés, que qui touchera de ses doigts un texte écrit par un empereur sera maudit pour l’éternité s’il ne met fin lui-même à ses jours dans l’heure qui suit !
Cette fois tout est clair, net et sans bavures.
La transfusion est finie depuis longtemps. Béru s’en est retourné auprès de son égérie. Nous apportons le téléphone à ce pauvre Boku afin de lui permettre de donner des instructions chez lui. Ses troupiers vont venir le ramasser en ambulance et je lui promets solennellement de lui faire parvenir sa chère enveloppe-acte-de-naissance dans les heures qui suivent.
Ça le dope !
CHAPITRE XI
— Je passe chercher l’enveloppe à mon bureau et je vous rejoins à votre hôtel, nous dit Roult en nous larguant devant le palace.
La nuit descend sur Tokyo. Une nuit immense et veloutée.
Le portier nous remet un câble qui vient d’arriver de France. Je m’empresse de l’ouvrir. Le Gros est déjà dans l’ascenseur et il rouscaille.
— Tu rappliques, oui ? Je suis vanné, je crois que je vais prendre un bain pour me retaper. Ça ne m’est pas arrivé depuis le mariage de mon neveu…
Je le rejoins en ligotant le télégramme.
— C’est du Vieux ?
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il invente encore pour nous les briser, ce tordu ?
— Ecoute ça : Toujours sans nouvelles Pinaud. Stop. Jeune Asiatique assassinée travaillait ambassade Japon. Stop. Cadillac fut louée à client japonais. Stop. Reçois à l’instant promotion Bérurier Inspecteur Principal. Stop. Lui adresse félicitations. Stop. Prière envoyer nouvelles. Stop. Amitiés.
Le liftier actionne la manette des gaz et nous nous élevons dans l’air qui sent le chrysanthème. Je regarde le Gros avec attendrissement. Il est droit, les talons joints, les mentons relevés, le regard fixe. Ses grosses lèvres sont agitées d’un petit tremblement convulsif. Et soudain, comme la cage de fer atteint le second étage, il éclate en sanglots, épouvantant le groom qui se demande s’il ne pique pas une crise de delirium plus ou moins mince.
— Ah ! San-An., mon pote ! San-An., San-A. ! pleure le bon Béru. Est-ce possible ! Dis, est-ce possible ! Moi, Bérurier, inspecteur principal ?
— Eh oui !
— Pour de vrai ?
— Mais oui, Bonne Pomme, pour de vrai.
Je lui prends la main et la secoue énergiquement.
— Toutes mes félicitations, mon vieux haricot ! Tu ne l’as pas volé !
Il hoche la tête et à travers ses suffocations, murmure :
— M’appelle plus vieux haricot, je t’en prie. Un inspecteur principal, ça ne se fait pas.
Comme depuis près d’une minute le liftier attend, grilles ouvertes, notre bon plaisir, je pousse l’inspecteur principal hors de la cabine.
Il marche dans une lumière bleue frangée d’or. Il a au-dessus de sa tête le reflet des élus fiché entre les cornes.
Parvenu devant la porte de sa chambre, il me saisit le bras et déclare :
— Tu te rends compte ! Le jour où ce que ma pauv’ mère m’a mis au monde, si qu’une fée lui aurait dit : « Votre fils sera inspecteur principal un jour ! »
— Que veux-tu, philosophé-je, c’est comme Mme Hugo, le jour où elle eut son fils Victor ; si on lui avait dit…
Le Gros se rebiffe :
— Tu vas pas comparer un mec qu’écrivait des couenneries en vers même, à ce que je m’ai laissé dire, avec un inspecteur principal !
Il lève ses bras en un geste de reconnaissance infinie.
— Ce que la Berthe va être soufflée !
— Je croyais que tu voulais demeurer au Japon et refaire ta vie avec Barbara ?
— Après ma promotion, c’est pas possible, San-A., réfléchis. Tu te rends compte, tous les anciens collègues qui me charriaient et que je vais pouvoir faire chier maintenant ! Tu voudrais que je rate une occasion pareille ?
— Evidemment. Mais n’oublie pas que la fonction crée non seulement l’organe mais aussi des obligations.
— Par exemple ?
— Un inspecteur principal doit avoir les pieds propres !
— Ah oui ?
— En permanence !
— Même pendant ses vacances ?
— Oui, Béru, même… Et il doit posséder une certaine instruction.
— Alors là, écrase : je suis paré. J’ai un bagage.
— Ton bagage n’est même pas un baluchon.
— Tu exagères, je sais plus de trucs que tu t’imagines. Tu oublies que je suis été en classe jusqu’au certificat et que si je l’ai raté c’est uniquement à cause de la dictée, du calcul et de l’histoire de France.
J’entends carillonner le bigophone dans ma turne, aussi laissé-je le mastard compléter son panégyrique en solo.
Je me précipite et je décroche. C’est Roult. Il a la voix altérée d’un gars qui se promène depuis huit jours dans le Sahara en cherchant un bistrot.
— Une catastrophe, San-A.
J’ai déjà presque deviné.
— Vas-y !
— On a volé l’enveloppe !
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Ma secrétaire a reçu dans l’après-midi un coup de fil mystérieux, quelqu’un l’appelait de ma part et lui demandait de prendre un taxi et d’aller à Kawasaki m’attendre devant le Grand Hôtel. Comme on lui téléphonait en français, elle a cru son correspondant et a filé. Pendant son absence, on a ouvert mon coffre et piqué l’enveloppe. Du travail de professionnel : la serrure n’a pas été forcée.
Je suis anéanti.
— C’est vache pour le père Boku. Nous qui lui avions promis de lui rendre son bien.
— Et c’est vache aussi pour nous, car il va croire que nous l’avons repassé. Il est extrêmement puissant et ça m’étonnerait que nous restions longtemps sur nos deux pattes !
Je bous.
— Si tu n’avais pas mis cet écriteau stupide ! Ton visiteur de ce matin est venu repérer le document et l’endroit où tu le planquais. C’est sûrement lui qui…
Je me tais car une idée aux griffes recourbées me saute sur le cervelet et s’y cramponne.
— Mais dis donc, Roult…
— Oui ?
— L’incident donne une relance à l’affaire !
— Comment ça ?
— Il nous prouve que d’autres gens que ceux de la bande à Boku s’intéressent à l’enveloppe !
— Exact.
— Bon, ne touche à rien et ne préviens personne d’autre, j’arrive.
CHAPITRE XII
Il fait une triste gueule, Roult. Une gueule qui n’est pas sans évoquer la gueule de bois d’un type qui aurait picolé dix litres d’alcool de riz.
— Je suis navré, San-A.
— Moins que moi. Bon, voyons ce coffre…
Il s’agit d’un coffre japonais scellé dans le mur. Sa porte a au moins quinze centimètres d’épaisseur. Elle est béante.