— Il y a de ça, chère amie.
« Je t’ai rapporté un cadeau, Béru. »
— Sans charre !
— Il est dans ma bagnole ; tu descendras avec moi, je te le donnerai.
On écluse un verre de gros rouge et nous déhottons.
— Arrête-toi pas ! préconise la Baleine, je mets ma blanquette à chauffer…
— Je descends et je remonte ! proteste le Mahousse.
Le sombrero lui fait vachement plaisir, à Béru. C’est les pompons et les grelots surtout qui l’enchantent. Il se coiffe de l’immense couvre-chef et décide :
— Je t’offre l’apéro au troquet en bas de chez moi. Ils vont en faire une bouille en me voyant entrer !
L’estaminet est tenu par un bougnat à baffies coiffé d’une casquette et pourvu d’un durillon de comptoir à carénage spécial.
L’Ignoble fait une entrée contondante dans le bistrot. Quelques habitués font un 421 au rade. Personne ne sourcille en voyant pénétrer le Gravos.
— Et pour m’sieur Bérurier, ça sera ? demande flegmatiquement l’Auvergnat sans marquer le moindre étonnement.
— Un petit rouge pour grande personne, fait mon éminent collaborateur.
Qui ajoute :
— Vous ne remarquez rien ?
Le mastroquet écarte ses sourcils touffus pour considérer mon vaillant camarade de combat.
— C’t’ un bouton de fièvre que vous avez au coin de la lèvre ?
— Quelle truffe ! grogne le Gros, déçu jusqu’au trognon. Je vous cause de mon bada ! Vous avez déjà vu des sombres héros comme ça ? Un bitos qui vient en droite ligne du Gratémoilas ou du Bozon-Verduraz, j’sais plus ; même que c’est mon chef hiéraltique ici présent qui me l’a ramené !
Le bougnat hausse ses épaules de déménageur courbatu.
— Oh ! oui, le chapeau. Il est marrant.
Comme il vient de proférer ces mots d’un ton aussi neutre que la Suisse et la Suède réunies, deux détonations éclatent dehors. Je vous parie les quatre cents coups contre un coup de sang que c’est un pétard qui vient de donner ce récital, et pas du tout un pot d’échappement. A l’oreille, je peux même ajouter que c’est du 9 mm.
Le Gros et moi sommes déjà dehors. Nous voyons disparaître les feux rouges d’une chignole américaine. Dans la rue, au bord du trottoir, il y a un petit tas sombre. Nous nous en approchons de plus près et nous constatons qu’il s’agit du cadavre d’une jeune Asiatique. On se rend compte qu’elle est asiatique à son teint et à ses yeux bridés comme le moteur d’une voiture neuve, et qu’elle est cadavre aux deux trous qui lui percent la tempe et le cou.
Il me désigne l’extrémité de la rue paisible. Celle-ci est obstruée par un lourd camion de déménagement qui manœuvre pour pénétrer dans un entrepôt. Ce faisant, il empêche la voiture américaine de poursuivre sa route.
En moins de temps qu’il n’en faut à un appareil électronique pour calculer la couennerie d’un adjudant-chef, nous voilà dans ma tire. Béru a un peu de mal à s’y glisser because sa brioche et le sombrero ; mais il y parvient et je déhotte.
Le camion vient de reculer suffisamment pour laisser passer la chignole amerlock. Celle-ci a eu un rush terrific et elle bombe à tombereau ouvert dans les rues tranquilles.
Elle est beaucoup plus puissante que la mienne, mais ma M.G. offre l’avantage de se faufiler. J’ai l’impression que je gagne du terrain.
Le conducteur de la tire est seul à bord.
— Tu peux lire le numéro ? demandé-je à Bérurier.
— A cette distance, faudrait avoir un œil de sphinx ! proteste le Gros. D’autant plus que sa plaque est crépite de boue. Course-la à mort, San-A.
J’essaie. Mais le zig de la grosse guinde est aussi champion pour le volant que pour le défouraillage express. La distance reste sensiblement la même entre nous. Tantôt je lui prends cinquante mètres et tantôt il m’en prend cent, selon les caprices de la circulation.
Tout en jouant les Fangio, nous arrivons vers la porte d’Italoche. L’assassin braque vers l’autoroute Sud. Je l’imite. Un instant, un léger encombrement de chignoles me fait espérer le rattraper, mais des clous ! Il repart au moment où l’espoir commençait à renaître en nos âmes ulcérées.
— Si z’au moins j’avais mon appareil à débiter de la viande froide ! se lamente le Gros. J’y aurais déjà fêté son jubilé à ce tordu. T’as pas ton Eurêka, San-A. ?
— Mais non, j’arrive de voyage…
— Et tu pars en voyage sans ton truc à rougir les trottoirs ! T’es d’une négligence…
Nous voici maintenant sur l’autoroute. Pas besoin de me faire un dessin au tableau noir : c’est couru. Avec les trente-six bourrins qui piaffent sous son capot, monsieur le meurtrier peut m’envoyer un baiser et s’évanouir. Effectivement, en dix secondes les feux rouges de sa brouette ont presque disparu à l’horizon.
— On l’a dans le baigneur, soupire le Gros. C’était une Cadillac son os, je crois ?
— Oui.
— Faudrait faire barrer la route !
Bonne idée. Comme il est impossible de faire demi-tour, je continue à fond de plancher jusqu’à Orly. C’est direct. Je déboule comme une fusée sur le parking et j’enjoins à Béru de m’attendre, vu qu’avec ses pantoufles, ses bretelles tombantes, sa chemise sans col et sa recette de la patte d’alligator écrite au crayon sur le falzar, il est plutôt pas présentable.
Les coudes au corps jusqu’aux cabines téléphoniques. Je compose le numéro de la brigade routière et je donne des instructions pour qu’on établisse des barrages sur l’autoroute et qu’on stoppe toutes les Cadillac noires qui viendraient à passer.
Comme j’achève de téléphoner, j’aperçois un énorme Mexicain à travers la vitre de la cabine. Je l’identifie à ses bretelles et à ses pantoufles : c’est Bérurier. Il m’adresse des mimiques expressives…
— Notre mec est ici, San-A. ! exulte le Gros.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Pendant que tu bigophonais, j’ai eu l’idée d’escruter le parking et je tombe en arête sur une Cadillac noire que sa plaque d’immatriculation est crépite de boue et que son capot est encore tout chaud. Je demande au gardien qui se trouvait là s’il a vu le proprio du wagon et il me dit que c’est un Chinois ou amissilé, avec une valise de cuir noir. Moi, ne faisant ni une ni deux, je cavale jusqu’à l’hall des départs. Et je découvre un Chinois avec une valise noire qui s’en va prendre l’avion de Tokyo.
— Merveilleux, Gros, tu es bien l’homme qui remplace le beurre rance !
Nous filons jusqu’au départ du vol pour Tokyo et je suis stoppé par des employés d’Air France. Je leur montre ma carte en leur disant que je dois appréhender un gazier qui vient de grimper dans le coucou, mais ils me répondent que c’est trop tard. L’avion est jap et il est considéré comme territoire japonais, je n’ai pas qualité pour appréhender, sans autorisation dûment établie, qui que ce soit.
— L’appareil décolle dans combien de temps ?
— Dix minutes !
Je retourne en courant jusqu’au téléphone. J’ai le Vieux.
— Ah ! mon cher, me dit-il, je vous cherche partout. Un événement d’une gravité extrême vient de se produire : on a mis le feu à l’ambassade du Japon !
Je reste trois secondes et demie sans voix. Après quoi, je lui révèle ce qui se passe : le meurtre de la jeune Asiatique, la poursuite éperdue, etc.
— Comme on ne peut arrêter le meurtrier, il faut que je le suive. Je suis avec Bérurier. Mais nous n’avons ni passeport, ni argent, ni arme, rien… Rien !
— Restez près de la porte du hall, je m’occupe de vous…
— Alors ? demande Bérurier sous son immense sombrero.
Il est bath, le gars. Les gens font cercle pour l’admirer. C’est pas tous les jours qu’on découvre des gnaces pareils en liberté. D’ordinaire, ils habitent les asiles psychiatriques.