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– Peut-être, gronde le père, n’y a-t-il tout à fait de ma faute… Enfin, je te dirai tout. Tu verras. Tu jugeras. En attendant, je veux savoir. Voyons, raconte. D’abord, le nom des braves gens qui t’ont recueillie, sauvée peut-être… Je veux qu’ils soient heureux! Je veux les enrichir d’un coup, si tu permets… car tout est à toi… à toi et à ton frère… Voyons, dis-moi… qui t’a élevée? qui a pris soin de toi?… qui t’a servi de mère?

De nouveau, Lise a tressailli. De nouveau, ses yeux se sont ouverts plus largement, avec une profondeur plus énigmatique… avec une infinie détresse… Et elle murmure:

– Maman Madeleine est morte…

– Morte!…

– On l’a emportée aujourd’hui… seule… toute seule!…

– Ce cercueil?… oh! ce cercueil à Saint-François?…

– C’était elle!…

Le baron baisse la tête. Et c’est avec une sorte de timidité concentrée qu’il reprend:

– Je comprends, ma fille, je comprends!… Voilà donc pourquoi tu pleurais tant!… Tiens, laisse-moi une seule minute de joie, veux-tu? Parlons de toi seulement. Raconte-moi ton enfance… Dis-moi… non, ne me dis rien, je suis fou de te demander cela en ce moment!… D’abord, écoute, tu peux bien me regarder, et me parler, puisque tu es ma fille! Valentine, c’est ton père qui est là! Est-ce qu’il n’a pas assez souffert?… Tu peux bien dire un mot de tendresse à ton père!

– Mon père!… bégaye Lise dans un effrayant effort pour sourire.

– Son père!… Ah! cette fois, elle s’apprivoise! Et elle me sourit! gronde doucement le malheureux homme qui sans doute évoque à ce moment un abominable passé de larmes. Tu disais? Que voulais-tu dire?…

– Je… non…

– Mais si, voyons! Tu commençais… tu voulais… parle, ma fille… Ma fille! C’est aussi bon à dire que de t’entendre m’appeler: père!… Parle, je vois bien que tu as quelque chose à dire…

Lise, à demi, se soulève, et, les mains jointes, les yeux baissés:

– Je voudrais dire…

– Allons donc!

– Mon père… Ô mon père… grâce!…

– Grâce! répète sourdement le baron d’Anguerrand. Grâce pour eux!… Grâce pour lui!…

Le baron se relève lentement. Grâce! Pour eux! Pour lui! Pour le fils parricide! Pour la maîtresse qui incarne la trahison!… Son orgueil se révolte. Sa résolution de meurtre lui revient, plus implacable! Et debout, l’attitude violente, quitte à faire pleurer encore sa fille, il va dire non, rudement d’un signe… Tout à coup, ses traits se détendent, une sorte de terreur remplace dans son regard l’expression de haine inapaisable… Il se souvient!…

Valentine… sa fille… cette enfant qui souffre là, sous ses yeux, qui souffre à en mourir… Oh! Valentine, c’est Lise!… Et Lise a épousé Gérard! Faux mariage, soit!… Mais le fait demeure dans sa terrible précision: sa fille a aimé son fils!… aimé d’amour!… Elle l’aime encore! elle l’adore!

Horreur!… Lise demandant la grâce de Gérard, ce n’est pas une sœur implorant pour son frère, c’est une amante, une épouse pleurant celui qu’elle aime!…

Nulle catastrophe, à ce moment, ne pourrait frapper le baron d’un coup plus rude.

– Alors… tu veux… la grâce de ton frère?…

– La grâce de Georges!… prononce gravement la petite Lise, avec l’intrépide héroïsme des âmes qui veulent la vérité tout entière.

– C’est vrai! murmure le baron avec une sourde amertume. Pour toi, c’est Georges!… Et tu veux qu’il vive?

– Qu’il vive! Qu’il soit heureux!…

– Tu m’en donnes bien l’ordre?… C’est toi, c’est bien toi qui le veux ainsi?… Oui?… Tu dis oui?… Mais pourquoi?… rugit le baron.

– Parce que… je l’aime… Je puis le dire… puisque je vais mourir!…

Et Lise retombe sur le lit de cuivre, le petit lit de Valentine… expirante, avec seulement, sur ses lèvres décolorées, le sublime sourire de l’amour triomphant jusqu’au fond du désespoir.

Cette scène rapide, étrange, socialement fausse, humainement vraie, d’une lamentable vérité, Gérard et Adeline, leurs têtes rapprochées, leurs souffles confondus, l’ont suivie dans toutes ses phases.

Maintenant, ils voient le baron s’avancer vers eux. Et malgré l’assurance qu’ils sont sauvés, ils reculent… Le baron entre… Il reprend sa place dans le fauteuil près de la table… Un instant, il jette un regard terrible sur les verres qui contiennent le poison… Cette seconde est d’une épouvantable longueur pour les deux maudits… et tout à coup, d’un geste farouche, ces verres, le baron les saisit, les jette sur le tapis et les broie sous ses talons.

– Vous vivrez! prononce-t-il alors avec un rauque soupir. Voici mes conditions. Vous disparaîtrez. Vous changerez de nom et de pays. Dans huit jours, il y a un départ du Havre pour New-York. Vous passerez en Amérique, et jamais, jamais plus, vous ne reparaîtrez ici. Acceptez-vous?

Gérard répond «oui» d’un signe bref.

– Dans huit jours, ajoute le baron, si vous n’êtes pas embarqués, je vais droit à la préfecture de police, et tous deux je vous livre à la cour d’assises… au bourreau! Celui-là ne pourra pas faire grâce!… Est-ce entendu?

Gérard répond «oui» d’un signe bref, plus rude… Le baron tire un carnet de sa poche, déchire un feuillet, le remplit, le signe rapidement et le pousse vers Gérard:

– Voici un chèque de cent mille francs. Maintenant, sortez de chez moi!…

Et les deux damnés, lui en froc de soirée, elle en robe blanche, sous ce geste reculent encore, sans un mot d’adieu, sans un cri de remords, courbés, haletants, blêmes… Ils s’en vont!

IX SUR LES FORTIFS

Trois jours s’étaient écoulés depuis. Comme Gérard d’Anguerrand et la baronne Adeline avaient annoncé qu’ils quitteraient Paris pour un mois, nul se s’inquiéta de leur disparition.

Pourtant, ils ne s’étaient rendus ni au manoir de Prospoder, comme ils l’avaient dit à leurs hôtes, c’est-à-dire à tout Paris – ni au Havre pour y attendre le départ du transatlantique, comme c’était convenu, entendu avec le baron.

Ces trois journées, les deux damnés les avaient passées à combiner, à étudier leur situation, à préparer la suprême bataille.

Donc, le soir du troisième jour, le plan était parfait, les résolutions étant irrévocables, l’exécution allait commencer. Gérard sortit, pareil à un fauve, du logis… du repaire qu’il occupait avec sa tigresse au fond d’une cour de la rue d’Orsel, à Montmartre.

Il était près de neuf heures. Gérard descendit les rampes de la chaussée Clignancourt et gagna la porte Saint-Ouen.

Au delà des grilles de l’octroi, à trois cents pas du fossé, en bordure d’un sinistre terrain vague, s’élevait alors une sorte de buvette aujourd’hui disparue. Cela s’appelait: Au rendez-vous des Croque-Morts, à cause des hommes noirs qui, du matin au soir, défilent vers le cimetière fantastiquement immense.

Gérard d’Anguerrand se dirigea vers le Rendez-vous des Croque-Morts, entra dans l’unique pièce où il y avait nombreuse société d’hommes et de femmes: figures à faire rêver un Callot, regards luisants, bouches qui veulent mordre… sous la clarté blafarde du quinquet, dans la fumée des pipes, dans l’odeur du vin, têtes livides, fronts marqués pour le crime, la honte et l’horreur – ou la misère… le vice suprême – traits accentués où dans chaque ride gîtait une douleur ou un drame…