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Il y avait là de sourdes conversations, des chuchotements dans les angles, des éclats de voix, des rires qui grinçaient, des chansons à boire tristes comme des Requiem de Chopin retouchés par un Offenbach. À l’entrée de Gérard, tout se tut. Au fond des coins d’ombre, des prunelles étincelèrent; des mains se glissèrent sous les bourgerons pour saisir des couteaux… mais Gérard fit de la main un signe rapide, et, sans doute, on reconnut le signe, car dès lors nul ne fit plus attention à cet étranger bien mis qui s’asseyait à une table et dont le patron s’approcha en demandant:

– Que désire mossieu?…

– Du vin d’abord. Du bon. Du cachet rouge. Ensuite, je veux voir Jean.

– Qui ça, Jean?… Il y en a ici trois ou quatre. Lequel veux-tu voir?

– Jean Nib, parbleu! C’est Jean Nib que je veux voir…

– Ah bon!… Eh bien! il va venir… tu n’as qu’à attendre.

Gérard fit signe que c’était bien. Et pensif, accoudé sur la table de bois blanc tachée de rouge – taches de vin… ou de sang – les sourcils contractés, le poing crispé, il se mit à écouter le vent d’hiver qui criait, riait, sanglotait, gémissait au dehors… à écouter les pensées qui hurlaient en lui.

La porte de l’immonde cabaret s’ouvrit: Jean Nib et une femme, Rose-de-Corail, parurent.

Le patron vint se pencher sur Gérard, et lui dit:

– Tu voulais voir Jean Nib?… Le voici, regarde!…

Gérard eut le sursaut de l’être qui s’éveille d’un cauchemar, ramassa ses idées avec la rapidité du lutteur toujours prêt, et jeta sur l’homme en guenilles un long regard de curiosité aiguë.

– C’est bien celui-là qui est Jean Nib?… C’est bien sûrement celui-là?…

– Quand je te le dis! fit le patron avec un froncement de sourcils où il y avait un commencement de défiance.

– Bon! Eh bien! demande-lui s’il veut venir vider une bouteille avec moi.

Quelques secondes après, Jean était attablé près de Gérard.

Longuement, ils se regardèrent avec une sorte d’indicible étonnement dont ils ne se rendaient pas compte. Chacun d’eux croyait qu’il examinait curieusement l’étranger qu’il avait en face de lui. En réalité, chacun d’eux se disait: «Il me semble que ce sont mes yeux et mes pensées que je vois dans les yeux de celui qui est devant moi!…»

Brusquement, Gérard secoua la tête, haussa les épaules et jeta un rapide regard autour de lui… Nul ne les écoutait. Aux tables voisines, les murmures d’entretiens secrets formaient l’orchestration infernale du terrible duo.

– C’est toi qui es Jean Nib? demande Gérard, rudement.

– Oui. Et toi, qui es-tu? répondit Jean avec la même rudesse rauque.

– On m’appelle Lilliers. On m’appelle aussi Charlot.

– Connu! Eh bien! parle, que veux-tu?

– T’indiquer un coup.

– Pourquoi, étant Charlot ou Lilliers, ne le fais-tu pas toi-même?

– Parce que je n’ose pas!…

Jusqu’à ce mot, demandes et réponses s’étaient entre-choquées avec la rapidité du fer… Ici, il y eut un arrêt: la réputation de Charlot dans le monde de la pègre était une réputation d’audace invincible. Charlot avouait qu’il n’osait pas. Jean Nib entrevit quelque chose de formidable. Il eut un frisson le long de l’échine. À ce moment, une voix, à son oreille, murmura:

– Voici l’occasion!… Hardi, mon Jean!…

– Oui, Rose-de-Corail… l’occasion! l’occasion! gronda Jean Nib. La première occasion est venue!… Je suis prêt. De quoi s’agit-il?…

– Voici, dit Gérard. Rue de Babylone, presque à l’angle du boulevard des Invalides, il y a un hôtel. Le baron d’Anguerrand l’habite. Il faut que cet homme disparaisse!

– C’est à dire qu’il meure!…

– Oui! fit Gérard dans un souffle, en devenant livide.

– Qu’est-ce qu’il y aura pour moi? reprit Jean Nib, la pensée entière tendue, le visage immobile, l’œil profondément attentif.

– Cinq mille francs tout de suite…

– Donne! dit tranquillement Jean Nib.

C’était l’acceptation!… Gérard tendit cinq billets bleus pliés en carré. L’homme en guenilles les prit entre le pouce et l’index et les passa à Rose-de-Corail. La femme, sous la table, releva ses jupes laissant entrevoir une jambe admirable, et, entre chair et bas, glissa les papiers.

– Ensuite? demanda Jean Nib, les narines dilatées, l’œil fauve.

– Vingt mille francs le lendemain de l’affaire. Cent mille dans les huit jours qui suivront. Totaclass="underline" cent vingt-cinq mille, dit Gérard.

Jean Nib baissa un moment son front large sur lequel sa pensée bouillonnante semblait jeter des vapeurs de tempête. Puis il dit très bas:

– C’est bon!… L’homme mourra!…

Il releva la tête, regarda Gérard, et, de nouveau, un frisson glacial lui parcourut l’échine. Oui! il y avait quelque chose de formidable dans l’affaire qu’il acceptait… Car celui qui s’appelait Charlot ou Lilliers était pâle comme la mort… Un convulsif tremblement agitait les lèvres de Gérard… ses ongles s’incrustaient dans le sapin de la table… Enfin, il vida son verre d’une lampée, et, les yeux vacillants, la face blême, il prononça très bas:

– Ce n’est pas tout!… Il y a aussi une femme… une jeune fille… la fille du baron d’Anguerrand…

– C’est bon! reprit Jean Nib dans un grondement. Ça fera deux au lieu d’un. Est-ce tout?…

– C’est tout! bégaya Gérard, qui poussa un soupir pareil à un sanglot. Et il s’affaissa, les coudes sur la table, la tête dans les deux mains, avec des râles si effrayants que Jean Nib sentit l’angoisse le saisir à la gorge.

… Ayant conclu «l’affaire», Gérard D’Anguerrand se leva, chancelant.

Il sortit, à peine conscient de ce qu’il faisait et de ce qui venait de se décider, n’éprouvant de sensation réelle que celle d’un étau de fer lui serrant le front et de grands coups frappant ses tempes.

Jean Nib le suivit jusqu’au dehors avec un regard d’étonnement où il y avait presque de la pitié. Là, dans la nuit noire, il saisit le bras de celui qu’il appelait Charlot, et dit:

– Tu as fait le signe: tu es un frère… bon! Mais, où te trouverai-je après l’affaire?

– À l’hôtel d’Anguerrand!

– Ah! fit Jean Nib étonné. Et qui demanderai-je?

– Le baron d’Anguerrand!

L’étonnement de Jean Nib devint une sorte d’effroi. Oui, oui, c’était formidable, ce qui se préparait…

– Ah çà!… je ne comprends pas! fit-il d’une voix que d’étranges sensations faisaient rauque.

– Tu ne comprends pas? rugit sourdement Charlot-Lilliers. Tu ne comprends pas pourquoi, moi, Charlot, moi, oui, moi je n’ose pas? Tu ne comprends pas pourquoi c’est à l’hôtel d’Anguerrand que tu me retrouveras, et pourquoi, pour me voir, il faudra que tu demandes le baron d’Anguerrand?… Tu ne comprends pas tout cela?… Eh bien! Jean Nib, écoute! Un seul mot!… Je m’appelle Gérard d’Anguerrand!…