La Veuve s’approcha de l’apprenti et lui dit en souriant:
– Tu vas arriver en retard pour porter ta timbale, mon petit ami…
– De quoi? fit le petit pâtissier. D’abord, c’était pas une timbale, c’était un vol-au-vent. Ensuite, il est porté, le vol-au-vent. Si y a plus moyen de s’arrêter un brin, alors! Mais c’est-y qu’vous connaissez mon patron?
– Non, mon petit ami…
– Alors, de quoi qu’vous vous mêlez, dites donc?
– Je voudrais te demander si tu veux gagner ceci? murmura La Veuve en montrant une pièce de cinq francs.
– Une roue d’derrière! Chouette! Comptez sur moi! déclara le gamin avec cet impayable aplomb qui est l’apanage des apprentis pâtissiers.
La Veuve l’entraîna à quelques pas, lui remit la boule de papier attachée à la balle, et lui désigna le grand portail de l’hôtel d’Anguerrand.
– Tu vois cette porte?
– Oui. Une porte de prison ou de cimetière, fit le gamin, gouailleur.
La Veuve tressaillit et un soupir gonfla son sein.
– Tu vas y aller, reprit-elle. Tu tireras la sonnette, un coup, très fort, et puis tu jetteras le papier par-dessus le mur, pour qu’il tombe dans la cour.
– Une bonne farce, quoi.
Le gamin posa son panier sur un banc du boulevard, s’élança dans la rue de Babylone, tira violemment la sonnette de l’hôtel et lança par-dessus le mur la balle de revolver qui entraînait la lettre de La Veuve.
Pendant près d’une heure, La Veuve demeura immobile à l’angle de la rue, les yeux fixés sur les fenêtres de l’hôtel. Enfin, son regard ardent perçut ce qui eût sans doute échappé à d’autres regards: le léger tressaillement d’un rideau.
– Bon! gronda-t-elle. Il est là. Il a entendu le coup de sonnette. Depuis une heure, il regarde. Il a vu le papier… Et maintenant il se décide à descendre pour le lire!…
* * * * *
Il était huit heures du soir. Dans sa chambre, La Veuve allait et venait, déplaçant ici une chaise, remettant plus loin un objet en place, grommelant des paroles confuses. Il y avait sans doute un dernier combat en elle.
Parfois elle s’arrêtait brusquement et prenait à deux mains son front brûlant où il y avait des coups sourds se répétant à intervalles réguliers mais très espacés.
À un moment, elle alla à la fenêtre, et jeta un regard sur la route pleine de ténèbres. Pourtant, dans cette nuit, elle distingua la silhouette de Biribi qui se promenait lentement sur le trottoir opposé.
– Il attend… il se demande si la fenêtre va s’éclairer… si c’est pour ce soir!… Oui!… c’est pour cette nuit!… Quand même je ne le voudrais pas, maintenant, il faut que cela soit, puisque j’ai écrit…
Alors, elle traîna près de la fenêtre sa petite table, mit la lampe allumée sur la table, et écarta même les rideaux de mousseline afin que le signal fût bien visible et sa volonté parfaitement claire pour Biribi.
Sur la table, ensuite, elle plaça un papier bien en vue; il portait ces mots:
– Rue Letort. Dans le galetas. Sous la caisse.
C’était l’indication de la cachette où Biribi devait trouver les cinquante mille francs, prix de l’assassinat de Lise.
– Voilà, murmura-t-elle. C’est fait. Cette nuit, tout sera fini!…
Elle s’habilla pour sortir, c’est-à-dire qu’elle jeta sur ses épaules un manteau de drap noir et mit sur sa tête ce chapeau à long crêpe de deuil qu’elle portait d’habitude. Dans la poche de sa robe, elle avait placé son revolver, et, sous son manteau, dans une sorte de gaine intérieure adaptée à l’étoffe, il y avait un bon poignard court et acéré…
Alors elle descendit et trouva Tricot dans la salle de cabaret.
– Renvoie tout ce monde, dit-elle, et ferme tout.
Tricot tressaillit, comprenant que des choses graves allaient se passer. Dix minutes plus tard, malgré leurs protestations, les clients ordinaires étaient dehors, et Tricot poussait les volets, verrouillait la porte. Alors, il revint s’asseoir près de La Veuve.
Il me faut deux autos cette nuit, dit celle-ci. Celle de Biribi, l’autre pour moi. Celle de Biribi devra être prête à filer vers minuit et demi, la mienne vers deux heures. Celle de Biribi reviendra. La mienne ne reviendra pas.
Tricot écoutait avec une attention profonde.
La Veuve tira de dessous son manteau un paquet roulé dans un journal. Elle défit le paquet: il contenait vingt mille francs en billets de banque.
– Tricot, dit-elle, voici les dix mille francs que je t’ai promis. Voici en outre dix mille francs pour l’auto qui ne reviendra pas. Il faudra donner à Biribi un coup de main pour y installer solidement la petite qu’il doit m’amener.
– Bon. Et qui conduira votre auto?
– Ne t’inquiète pas, j’aurai quelqu’un avec moi.
– Bon. Est-ce tout?
– Lorsque Biribi reviendra ici, cette nuit, ajouta La Veuve, il est possible qu’il ait besoin d’entrer dans ma chambre… je lui aurai peut-être donné quelques commissions, en le quittant…
– Bon, bon, ça ne me regarde pas…
La Veuve se leva et se rendit à la chambre qui servait de prison à Lise. Elle la trouva tout habillée du costume qu’elle lui avait apporté.
– Vous ne dormez donc pas? dit-elle.
Lise secoua la tête et joignit les mains.
– Madame… est-ce pour bientôt, dites!… oh! dites! Si vous saviez ce que je souffre…
– C’est pour cette nuit, dit La Veuve, tandis que Lise étouffait un cri de joie. Je venais vous dire de ne pas vous coucher, de ne pas vous endormir. Écoutez vers minuit et demi on vous ouvrira, vous monterez dans une automobile qui vous attendra et vous conduira avenue de Villiers où… vous êtes attendue…
– Oh! madame! comment vous remercier! murmura Lise qui se prit à pleurer.
– Vous me remercierez demain matin. Courage… Demain matin, vos peines seront finies…
Et La Veuve sortit rapidement. Car elle était à bout de forces. Elle n’avait pas le tempérament de comédienne, et il lui fallait un effort considérable pour ne pas laisser éclater sa haine.
Elle traversa les deux cours et sortit par la porte cochère que Tricot lui ouvrit. Quelques instants plus tard, elle était en route…
En route pour l’hôtel d’Anguerrand!…
LXIX LES DERNIÈRES PAROLES DU BARON HUBERT
Jeanne Mareil, après avoir donné ses derniers ordres à Tricot et pris le dispositif de combat qu’on a vu, s’était mise en route vers la rive gauche.
Elle marcha sur l’hôtel d’Anguerrand. Son cœur ne battait pas. Une formidable résolution pétrifiait ses traits durs. Un sculpteur comme Rodin n’eût pas voulu d’autre modèle pour figurer la haine en marche vers le crime.
Lorsqu’elle atteignit le grand portail, il y eut pourtant sur cette morne physionomie un éclair de joie terrible: le portail était entr’ouvert. Hubert d’Anguerrand avait bien reçu le papier attaché à la balle de revolver que le petit garçon pâtissier avait jetée par-dessus le mur!
Elle se glissa à l’intérieur, et aussitôt la porte se referma…