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Dans la cour de l’hôtel, La Veuve, tout de suite, avait vu la haute stature du baron d’Anguerrand. Tout de suite, elle l’avait reconnu. Et elle avait frémi de l’effort qu’elle faisait pour se contenir.

Une minute, ils demeurèrent silencieux, dans cette cour, dans cette nuit, pareils à des spectres qui cherchent à reconnaître leurs intentions. Hubert poussa un profond soupir, et dit douloureusement:

– Venez… je vous attendais…

Il monta lentement. La Veuve montait derrière lui, et toute son énergie, à ce moment, elle l’employait à dompter la joie furieuse qui se déchaînait en elle, à refréner la tentation violente qui lui venait de le frapper tout de suite. Mais Jeanne Mareil eût cru sa vengeance incomplète si elle n’avait parlé. Ainsi, aux heures les plus tragiques, la femme demeure femme; il faut qu’elle parle. Il faut que l’acte s’enveloppe de poésie, dût cette poésie compromettre l’acte. Il faut qu’elle décharge son cœur, dût-elle se mettre en péril…

Hubert entra dans ce cabinet, dont la fenêtre donnait sur la rue. Il tira les rideaux, afin qu’on ne vît pas la lumière du dehors. Il poussa un fauteuil près de la cheminée, et dit, toujours doucement:

– Asseyez-vous, Jeanne.

Elle obéit. Et lui-même s’assit en face d’elle.

Il allait parler… il allait dire… oui, cela lui semblait le seul mot possible à ce moment:

– Jeanne, je vous ai fait beaucoup de mal… mais peut-être me pardonnerez-vous si c’est moi qui vous ramène votre fille…

Il allait dire cela!

À ce moment, La Veuve parla. Et elle disait:

– Monsieur le baron, je suis venue pour vous donner des nouvelles de toute votre famille, les deux fils et la fille.

Hubert eut un long tressaillement.

Tout de suite, il comprit que des choses terribles allaient se passer.

Il se leva, et alla à un secrétaire qu’il ouvrit. La Veuve le regardait faire sans curiosité. Hubert, d’un tiroir, sortit la lettre qu’une nuit il avait écrite pour Jeanne Mareil – lettre dans laquelle il lui disait que Lise était la fille de Jeanne, et qu’il dotait cette enfant.

Il posa la lettre sur la cheminée, reprit sa place, et dit sourdement:

– Parlez, maintenant!…

Et La Veuve, d’une voix lente, comme si elle eût espéré que chaque mot s’enfoncerait dans le cœur d’Hubert comme un coup de couteau, parla sans colère ni haine apparente, avec une formidable tranquillité.

– Il est inutile, monsieur le baron d’Anguerrand, de vous rappeler ce que vous avez fait: ma mère morte en proférant contre vous et aussi contre moi une malédiction dont il est juste que nous portions le poids… mes enfants morts (Hubert tressaillit, son bras se leva vers la lettre, mais retomba pesamment); quant à moi, je n’en parle pas. Vous m’avez regardée longuement tout à l’heure, et vous avez vu ce que vous avez fait de moi. Vous m’avez poussée dans un enfer où ce qu’il pouvait y avoir de bon, de généreux, de vivant en moi, s’est brûlé lentement… Ce furent des années de supplice… Figurez-vous, monsieur le baron, que dans votre poitrine vivante, vous sentez mourir et se dessécher votre cœur… figurez-vous que, vivant vous portez en vous ce cœur mort, et vous aurez une idée des angoisses, des douleurs, des épouvantes que j’ai subies…

– Jeanne!… Jeanne!… balbutia Hubert livide, je puis d’un mot, d’un seul mot…

– Rien! interrompit La Veuve. Vous ne pouvez rien. Dieu même, Dieu auquel je crois, Dieu qui m’a tirée de l’enfer où vous m’avez jetée, qui m’a prise par la main et m’a mise sur votre route, Dieu serait impuissant à effacer le passé… Taisez-vous… Je suis ici pour dire ce qu’il est juste que vous entendiez… Et il est juste que ce soit moi et non une autre qui vous affirme ce qui se passe…

– Ce qui se passe? murmura le baron en essuyant son front ruisselant.

– Sans doute. Vous pensez bien que si je suis venue, pour cela… Le passé, c’est inutile! Laissons-le s’enfoncer dans les ombres qui conviennent à la honte, à la douleur et au crime! Mais le présent, Hubert, le présent! Voilà ce qu’il est utile que vous sachiez.

Elle se penchait à demi sur son fauteuil, le touchait presque, et le tenait sous son regard de flamme…

– J’avais une famille, reprit-elle. N’en parlons pas!… Mais, vous aussi, vous aviez deux fils et une fille… Je ne me trompe pas, n’est-ce pas? Les deux fils s’appelaient l’un Edmond, l’autre Gérard; la fille s’appelait Valentine ou Lise…

Une secousse ébranla le baron. Il fut sur le point de hurler:

– Lise! Lise! mais c’est ta fille, à toi!…

Mais déjà La Veuve en avait trop dit. Le baron voulait savoir, maintenant. Des pensées de terreur évoluaient lourdement dans son esprit. Et, malgré ses efforts, malgré ses remords, il sentait aussi une sorte de fureur se réveiller en lui. Les instincts de violence qui l’avaient dominé dans sa jeunesse reprenaient leur force.

– Procédons avec ordre, continua La Veuve dont le visage se convulsait, dont la voix devenait rauque. Edmond… Celui-là, le diable seul sait où il se trouve, et je le regrette… oh! pas pour vous, pour moi!… Passons!… Parlons de Gérard… Où est Gérard, monsieur le baron? Où est votre fils Gérard? C’est-à-dire votre fils Charlot, voleur, assassin, depuis longtemps traqué par la police? Vous ne savez pas?… Il est au château de Prospoder!… Mais il n’y est pas seul! À l’heure qu’il est, le chef de la Sûreté doit être arrivé là-bas! À l’heure qu’il est, les agents ont mis la main au collet de Charlot, c’est-à-dire de Gérard d’Anguerrand!… Qu’est-ce que cela signifie? Cela veut dire: votre illustre nom traîne à la cour d’assises! cela veut dire que j’espère vivre assez pour voir comment un d’Anguerrand sait mourir sous le couteau de la guillotine! Et tout cela, grâce à moi! Moi qui ai suivi pas à pas votre Gérard! Moi qui l’ai dénoncé! Moi qui ai lancé la police à Prospoder! Moi qui déshonore à jamais votre nom et le jette dans une boue sanglante! Voilà ce que j’ai fait!…

Stupide d’horreur, écrasé dans son fauteuil, le baron d’Anguerrand considérait avec une indicible épouvante La Veuve, qui s’était levée et se penchait sur lui.

Elle avait écarté son voile de son visage.

Elle apparaissait, fulgurante de haine satisfaite, comme la personnification de la Vengeance.

– Vous avez fait cela? bégaya le baron dans un effort inutile pour se redresser, car, déjà, il sentait sa tête s’embarrasser et s’alourdir sous les afflux de sang.

– J’ai fait bien mieux! rugit sourdement La Veuve. Le fils, c’est bien! Le fils à l’échafaud!… Mais la fille! la fille, Hubert! ta Valentine! ta Lise adorée!…

Un hurlement s’échappa des lèvres du baron. Il essaya de saisir la lettre destinée à Jeanne Mareil, et n’y put parvenir; l’apoplexie déjà le terrassait…

– Sais-tu ce que j’en ai fait? À l’heure qu’il est, oui, à cette heure bénie où je puis enfin te cracher ma haine au visage, un monstre, un escarpe de la plus vile espèce, un hideux bandit s’est emparé d’elle. Il la tient! il l’emporte! Elle se débat en vain dans la nuit! Je connais mon homme! je lui ai laissé le temps de rester deux heures avec elle!… Ce qu’il en fera, tu le devines! C’est ce que tu as voulu faire de moi!… Et quand elle sera souillée, à demi morte de honte et de terreur, un coup de couteau va l’achever!… Dans deux heures, les eaux du canal se refermeront sur le cadavre et la honte de Lise d’Anguerrand!… Et toi!… toi qui souffres comme un damné, toi qui râles, toi, tu vas mourir, sachant que, dans l’heure même où tu meurs, on arrête ton fils pour le mener à l’échafaud, on saisit ta fille pour la traîner au canal… Tiens, meurs, meurs de ma main, comme toute ta famille maudite!