Et le parricide se glissa dans les ténèbres, s’enfuit vers Paris, se heurtant aux arbres de la route, étouffant les cris d’amour et d’horreur qui faisaient explosion sur ses lèvres, poursuivi par les plaintes du vent d’hiver qui le fouettait, courant à perdre haleine afin qu’il fût trop tard pour retourner à ses pas et hurler à Jean Nib ce qu’il y avait dans son cœur maudit:
– Oh! non! Je ne veux pas qu’elle meure! Ne tue pas Lise!…
* * * * *
Comme Jean Nib et Rose-de-Corail allaient rentrer dans la buvette, un coup de sifflet, au loin, déchira la nuit, puis un autre plus rapproché, puis d’autres, coup sur coup, s’appelant, se répondant, enveloppant la baraque de hurlements sinistres pareils à ceux des oiseaux de mort… L’homme tendit le cou, écouta. La femme murmura:
– C’est la rousse… Fuyons!…
Des ombres à ce moment surgirent; les agents de la sûreté se ruèrent sur l’entrée du cabaret et une voix tonna:
– Charlot est là-dedans! c’est sûr! qu’on arrête tout le monde!… Cette fois, nous le tenons!…
– En voilà toujours un! ricana un agent qui abattit sa poigne sur l’épaule de Jean Nib.
Dans le même instant, un hurlement retentit, et l’agent s’affaissa: Rose-de-Corail, d’un geste prompt et sûr, avait relevé sa jupe comme tout à l’heure, et, de la jarretelle, avait décroché un poignard court, aigu, joli joujou, arme terrible… Le poignard avait atteint l’agent un peu au-dessus du cœur…
Le ricanement, l’éclair de l’acier dans l’ombre, le hurlement de douleur, le jet de sang, tout cela n’avait été qu’un seul coup de foudre…
Quatre agents foncèrent sur Rose-de-Corail, tandis que le reste de la brigade envahissait la buvette des Croque-Morts. Ils foncèrent… et se heurtèrent à quelque chose d’énorme, de rude, de hérissé… un être ramassé sur lui-même, en garde, la tête dans le cou, silencieux et formidable… Jean Nib!… Il avait empoigné Rose-de-Corail et la tenait enlacée du bras gauche: sa main droite était cuirassée d’un coup-de-poing américain; et il fonçait, lui aussi!…
Il y eut des grognements brefs, des jurons, des râles, de rauques soupirs… une courte mêlée où, à coups de tête dans des poitrines, à coups de fer dans des mâchoires, Jean Nib se fraya un passage sanglant! Quelques secondes plus tard, il disparaissait, tranquille, souple, félin, puissant, emportant dans ses bras la femme aimée, pareil à l’homme primitif emportant une proie…
Dans la buvette, un bruit de lutte, de tables renversées, de bouteilles brisées, puis tout à coup le silence: les agents étaient maîtres du champ de bataille, mais Finot, le terrible Finot qui les commandait, constatait avec désespoir que Charlot n’y était pas… et que la bagarre lui mettait cinq hommes hors de service…
Jean Nib et Rose-de-Corail s’étaient arrêtés à cent pas de là, derrière une palissade à demi démantelée qui bordait un terrain vague; c’était la tactique de Jean Nib, dans cette guerre effroyable, inlassable, féconde en épisodes étranges, saisissants, dramatiques, comiques, héroïques, que se font ces deux rudes lutteurs: la pègre et la police – et qui a pour champ de bataille Paris, le sombre Paris, et sa banlieue plus sombre encore!…
Ils virent donc passer, menottes aux poings, les clients de l’ignoble cabaret.
– C’est fini! murmura Rose-de-Corail.
– Non. En voilà encore deux! répondit Jean Nib. Ils cherchent leur revanche… Tiens… les voici qui pistent une jeune fille… Ah! pauvre petite moucheronne!… Ils l’empoignent!… Elle se débat!… Ah! je n’y tiens plus!…
Jean Nib s’élança, violent, la mâchoire serrée, les yeux sanglants, et, en quelques bonds, rejoignit les deux policiers retardataires qui, se transformant en agents des mœurs, venaient de sauter sur une passante et hurlaient.
– Grâce, messieurs, grâce! râlait l’inconnue d’une voix d’épouvante… Je viens du cimetière… porter des fleurs… Je me suis attardée… Grâce!…
– Du cimetière? À dix heures du soir? Par un temps pareil?… Allons, ton compte est bon!… Marche! Et pas de chiqué, la belle!…
– Et ça! c’est-il du chiqué? fit une voix dans un grondement de fauve. En même temps, Jean Nib détachait un coup de tête, catapulte vivante, sur la poitrine de l’un des policiers qui s’affaissa… La seconde d’après, il marchait sur l’autre agent, si terrible, si formidable d’allure et d’attitude, que l’homme, après un rapide regard autour de lui, esquiva la lutte.
L’inconnue tremblait comme la feuille au vent et, pâle de terreur, les mains jointes, assistait à cette scène qu’elle suivait d’un regard où, peut-être, il y avait autant de curiosité que d’effroi… une curiosité hardie de véritable gamine de Paris habituée à tous les hasards de la rue.
– Venez, fit Rose-de-Corail, d’une voix très douce, venez vous réconforter…
Quelques minutes plus tard, ils entraient tous trois dans la buvette ravagée, où le patron, philosophiquement, relevait les tables et balayait les débris de verre. Et alors, à la lumière douteuse du quinquet, Rose-de-Corail avec une instinctive jalousie, Jean Nib avec étonnement, virent que l’inconnue était une jeune fille de dix-huit ans, adorablement jolie, la bouche mutine, les yeux lumineux d’un beau bleu satiné de pervenche, taille cambrée, mains fines, opulente chevelure blonde comme les blés en août…
– Comment t’appelle-t-on, la gosse? dit Jean Nib d’une voix enrouée par l’admiration.
La jeune fille, déjà rassurée sans doute, eut un sourire d’une exquise hardiesse qui illumina son visage délicat, et elle répondit:
– On m’appelle Marie Charmant…
Et, sans embarras, souriante, l’œil franc, la physionomie ouverte, elle continua, prévenant les questions entremêlant son petit discours de termes ramassés à droite et à gauche, au coin des bornes…
– Oui, on m’appelle comme ça, mais quant à dire si c’est mon nom, ça est une autre paire de manches. C’est parce qu’on dit que je suis très jolie…moi, je veux bien, mais ma glace ne m’en a encore rien dit, et ce n’est pas d’ailleurs que mes mirettes l’aient beaucoup usée, ma glace… Ce que je m’en bats les cils, moi, d’être jolie!… Enfin, ça me sert de nom… on s’appelle comme on peut… Et voilà! Je suis marchande de bouquets, à la rue: muguet, réséda, roses, mimosa, lilas, chrysanthèmes, œillets, je vends de tout, suivant la saison… on vend ce qu’on peut, et ça fait bouillir ma petite marmite. Je demeure rue Letort, vous connaissez ça?… la cassine près du chantier de démolitions et des écuries du loueur (ici, Jean Nib eut un tressaillement). Une chambrette grande comme mon mouchoir de poche, trois pots fleuris sur le rebord de la fenêtre…
«Alors, vous comprenez, j’ai reçu commission de porter des chrysanthèmes sur une tombe, pour une pauvre veuve… ma voisine (Jean Nib tressaillît à nouveau). J’ai donc fait la commission, un peu tard, à preuve qu’il a fallu parlementer avec le gardien, et puis, voilà qu’après m’être un peu attardée par là, je m’en revenais bien tranquillement… et voilà mes deux ostrogoths qui me sautent sur le casaquin!… Ah! zut!… Heureusement, vous avez rappliqué dare-dare, et me voilà tirée de leurs sales pattes!… Merci, monsieur, je n’oublierai jamais ça… foi de Marie Charmant!…