Ségalens obéit sans même se rendre compte de ce qu’il faisait, et il bondit: le portefeuille contenait deux bons de quatre millions chacun sur des banques américaines, – sans compter quelques autres papiers.
Alors, le reporter recouvra soudain son sang-froid, déposa sur la table le portefeuille et la liasse de billets de banque, et, d’une voix étrange:
– Vous me demandez de mettre tout cela en sûreté? Chez moi?… C’est bien cela que vous me demandez?…
– Je vous en prie, dit Jean Nib.
Ségalens se leva, fit quelques pas avec agitation, puis, revenant à Jean Nib:
– Je crois, dit-il froidement, que vous faites erreur, mon cher monsieur. Au surplus, c’est peut-être ma faute, et je ne saurais vous en vouloir. Seulement, entendons-nous. Lorsque vous étiez malheureux, déguenillé, sans un sou dans la poche, vous m’avez vu ce qu’il me plaisait d’être avec vous. Alors, tout naturellement, vous avez dû me prendre pour… un camarade, hein?… Allons, mon brave, je ne vous en veux pas. Mais ramassez tout cela et… portez-le ailleurs.
– Monsieur Ségalens, dit Jean Nib avec un accent de tristesse profonde, je vous prie de me garder tout cela cette nuit, parce que, non seulement il y a là de l’argent qui est à moi, mais encore de l’argent qui ne m’appartient pas. L’un des deux bons est destiné à ma sœur Valentine… Je lis dans vos yeux que vous me prenez pour un fou. Vous vous trompez, monsieur Ségalens. Et vous vous êtes trompé tout à l’heure, quand vous avez cru que tout cet argent était le produit d’un vol. Erreur bien naturelle, après tout! ajouta-t-il sans amertume.
– Qui donc êtes-vous? balbutia Ségalens, frappé de stupeur.
– Je vous l’ai dit: Edmond d’Anguerrand. Jean Nib est mort. C’est pourquoi je vous ai dit qu’en ouvrant le portefeuille vous verriez que c’est sérieux. Voici mon acte de naissance. Voici le récit de mes aventures d’enfance écrit par mon propre père. Voici un relevé de ma fortune, dressé par mon père. Voici enfin une attestation écrite et signée par le baron d’Anguerrand, mon père…
Au fur et à mesure, Jean Nib tendait à Ségalens les papiers, et le reporter y jetait des yeux stupéfaits.
L’attestation était ainsi conçue:
«Moi, soussigné, Hubert, baron d’Anguerrand, étant sain de corps et d’esprit, après avoir écrit le récit de ma vie et spécialement du crime que j’ai commis envers Edmond et Valentine, mes enfants, récit que j’ai remis à mon fils Edmond; désireux d’éviter à mon fils Edmond toute contestation possible pour le cas où je viendrais à mourir d’ici peu; certifie et déclare en toute connaissance de cause que mon fils Edmond, abandonné par moi, est devenu un malheureux qui, poussé par le besoin, a vécu jusqu’ici hors de toute loi humaine, sous le nom de Jean Nib; que la réprobation et le châtiment de ses fautes retombent sur moi seul, car j’en suis le vrai coupable! Je déclare et certifie donc que l’homme nommé Jean Nib est «mon bien-aimé fils Edmond d’Anguerrand, que j’ai si longtemps cherché, et que je remercie Dieu d’avoir mis sur mon chemin…»
Suivaient quelques observations, puis la date et la signature.
Jean Nib reprit:
– Eh bien! monsieur Ségalens, me rendrez-vous maintenant le service de me garder chez vous ces huit millions et cette centaine de mille francs, avec ces divers papiers?
– Venez, dit simplement Ségalens, qui, en un seul tas, ramassa papiers et billets de banque.
Jean Nib le suivit.
Ségalens pénétra dans sa chambre à coucher, ouvrit une sorte d’armoire qui lui servait de bibliothèque, et, derrière un rayon de livres, déposa le tout. Puis il referma, et tous deux revinrent dans le salon.
Et, de cette scène si simple, de cette confiance absolue que se témoignaient l’un à l’autre ces deux hommes différents et peut-être si semblables, se dégageait l’émotion large et bienfaisante qui sort de tout ce qui est beau, simple et vrai…
– Je vous félicite, dit Ségalens lorsqu’ils eurent repris leur place. Votre aventure est prodigieuse mais elle ne m’étonne pas. Aussi, mon cher monsieur, je vous félicite et je suis heureux du bien qui vous arrive: d’abord, tout bonheur qui tombe sur un homme quel qu’il soit me réjouit toujours, et ensuite parce que c’est sur vous que tombe aujourd’hui ce bonheur.
Jean Nib hochait la tête. Il semblait désespéré.
Ségalens le considérait avec surprise.
– Quoi? fit-il. Est-ce que la force de supporter la bonne fortune vous manque? Je vous ai vu plus gai et même radieux à une époque où la vie devait pourtant vous apparaître bien sombre.
Jean Nib redressa la tête, étendit la main vers la chambre où les papiers venaient d’être enfermés.
– Tenez, monsieur Ségalens, dit-il. Il y a là quatre millions qui sont à moi. C’est ce qu’on peut appeler une somme. Quant à moi, à cette époque dont vous me parliez, je n’arrivais même pas à me figurer réellement qu’un seul homme pût posséder tant d’argent à la fois. C’est vous dire que je comprends, que j’estime à sa juste valeur l’immense quantité de jouissances que représentent ces mots quatre millions. Eh bien! ces quatre millions, je les donnerais pour un renseignement, un indice… Jean Nib étouffa un sanglot.
– Lorsque vous m’avez vu radieux dans ma misère, reprit-il, c’est que j’avais près de moi celle que j’aime…
Oh! je n’ai jamais compris comme en ce moment à quel point nous nous aimions, et combien vraiment nous étions tout l’un pour l’autre, puisque, d’avoir retrouvé à la fois mon père, ma famille, une fortune, tout ce qui fait la vie, cela ne me console pas de l’avoir perdue, elle!
– Rose-de-Corail? dit Ségalens très ému. Est-ce que votre amie serait, morte?…
– Le sais-je?… Morte? Vivante?… Elle est perdue pour moi. Et qui sait s’il ne vaudrait pas mieux la savoir morte que de la savoir aux mains de La Veuve et de Biribi!
– La Veuve! Biribi! exclama sourdement Ségalens. Et vous croyez?…
– Que ce sont ces deux misérables qui se sont emparés de Rose-de-Corail. J’en suis sûr!
– Eh bien! en ce cas, dit Ségalens, espérez!
– Que voulez-vous dire? murmura Jean Nib en bondissant.
– Calmez-vous. J’ai… je crois avoir un indice sérieux…
– Parlez! oh! parlez, je vous en conjure! Moi aussi après des journées et des nuits de recherches, j’ai cru trouver un indice… rue Saint-Vincent… et c’est là que, cette nuit, je vais tenter une expédition… Est-ce que vos indices concordent avec les miens?…
– Tout à l’heure, dit Ségalens, je vous raconterai tout ce que je sais. Mais d’abord mettez-moi au courant…
– Soit, dit Jean Nib. Je reprends donc les choses au moment où vous m’avez prié de venir m’installer dans la villa Pontaives, qui, pensiez-vous, devait être attaquée…
Alors, à la stupéfaction de Ségalens, Jean Nib raconta dans tous ses détails, la bataille qui avait eu lieu dans la villa Pontaives, et comment, à demi mort déjà, il avait été précipité à la Seine par Biribi et ses acolytes, et comment Pierre Gildas l’avait sauvé.
Ségalens avait écouté ce récit avec une poignante attention d’angoisse et d’horreur.
– Ainsi, dit-il, ce comte de Pierfort n’était autre que votre frère, Gérard d’Anguerrand?
– Oui, dit Jean Nib. Mon propre frère qui a failli m’assassiner. Mais tout cela est passé. Lorsque je me retrouverai en présence de Gérard, je lui tendrai la main en lui disant: «Frère, oublions!…»