– Bien! fit Ségalens. Mais votre amie, Rose-de-Corail, vous l’avez donc perdue de vue depuis le moment où vous êtes entré chez Pontaives?
– Non… je vais vous expliquer… Rose-de-Corail et moi, voyez-vous, on ne s’était jamais séparés. Je vous dis que nous ne pouvions pas vivre l’un sans l’autre… Alors, dès le soir même du jour où je suis venu, je l’ai introduite dans la villa et l’ai installée dans les combles où il était convenu qu’aucun des domestiques ni des habitants de la maison ne monterait jamais…
– Je comprends maintenant. Rose-de-Corail a dû être enlevée au cours de cette affreuse bataille que vous m’avez racontée…
– Après. C’est lorsqu’ils ont cru que j’étais mort, que Biribi et La Veuve ont transporté Rose-de-Corail dans une voiture… Depuis, je n’en ai pas de nouvelles… Mais, ce n’est pas tout: Rose-de-Corail n’était pas seule. Avec elle, les misérables ont enlevé un pauvre gosse venu pour me prévenir… Zizi.
– Zizi? Mais je le connais, Zizi! Il habitait la même maison que moi, rue Letort.
– La maison de La Veuve, c’est bien ça. Et ce n’est pas tout encore. Ce qui me reste à vous dire est si étrange que moi-même, quand j’y songe, ça me donne le frisson… Je vous ai dit que j’ai une sœur…
– Valentine. Celle à qui est destiné l’un des bons de quatre millions. Celle que Barrot, jadis, emmena en même temps que vous, sur l’ordre de votre malheureux père.
– Oui! Et vous dire les efforts de mon père pour la retrouver, ce serait vous retracer, l’existence la plus misérable que vous puissiez supposer. Eh bien! cette fille, cette Valentine en vain si longtemps cherchée, ma sœur, je l’ai retrouvée, moi. Le hasard nous a mis en présence dans une occasion terrible. Un soir que Finot me donnait la chasse…
– Finot?…
– Un agent de la Sûreté qui, vingt fois, faillit mettre la main sur moi quand j’étais un bandit dont il fallait à tout prix débarrasser la société. Cette nuit-là, donc, Finot me traqua si bien que je crus tout fini. La preuve, c’est que Rose-de-Corail m’avait demandé de la tuer et de me tuer ensuite, à la minute où il n’y aurait plus de fuite possible. Donc, depuis les hauteurs de la Villette jusque dans la Cité, Finot et ses hommes nous avaient traqués, et voilà qu’au moment où nous arrivions devant la Morgue, il n’y avait plus moyen d’aller ni en avant ni en arrière: la police était partout… Alors, j’ai vu qu’il fallait mourir… Et, juste à ce moment, qu’est-ce que je vois? La porte de la Morgue qui s’ouvre… Rose-de-Corail et moi, nous entrons dans la Morgue, et nous entendons les policiers qui se lancent vers Notre-Dame… Pour cette fois encore, nous étions sauvés.
– Mais qui avait ouvert la porte de la Morgue? En pleine nuit?… C’est étrange…
– Étrange, c’est vrai. Qui avait ouvert? Une jeune fille.
– Une jeune fille, à la Morgue?… Vivante?…
– Morte!… Ou plutôt considérée comme morte. Elle venait de se réveiller sur les dalles. Et, affolée de terreur de se trouver là, elle avait pu ouvrir la porte pour se sauver… C’est à ce moment que nous sommes entrés… Cette jeune fille, monsieur Ségalens, c’était Valentine. Je ne l’ai pas su alors; mais j’en ai les preuves maintenant, preuves que m’a données mon père. Maintenant, figurez-vous que Valentine connaissait La Veuve. Figurez vous que La Veuve lui en voulait… car La Veuve, c’est Jeanne Mareil, et elle savait sans doute…
– La Veuve en voulait à votre sœur Valentine?…
– Oui. Je vous raconterai un jour toute l’histoire de mon père, et vous comprendrez alors pourquoi. Toujours est-il que, sans savoir que c’était Valentine, Rose-de-Corail et moi nous avons voulu la sauver de La Veuve. Alors, elle a vécu avec nous. Et quand Rose-de-Corail est venue me rejoindre à la villa Pontaives, Valentine, comme de juste, l’accompagnait.
– En sorte, dit Ségalens, avec une profonde pitié, que les bandits, en même temps qu’ils s’emparaient de votre chère Rose-de-Corail, s’emparaient aussi de cette jeune fille, votre sœur Valentine… C’est effrayant… et vous avez dû bien souffrir alors!
– J’avoue que j’ai surtout pensé à Rose-de-Corail. D’ailleurs, à ce moment, j’ignorais complètement que Marie Charmant fût ma sœur Valentine… Tiens!…Qu’avez-vous?… Vous vous trouvez mal?…
– Qu’avez-vous dit? râla Ségalens devenu livide.
Le jeune homme s’était levé d’un bond.
Il tremblait de tous ses membres.
Il saisit violemment les mains de Jean Nib stupéfait et balbutia:
– Vous avez dit?… Oh!… répétez…
– Que ma sœur Valentine…
– Vivait sous le nom de Marie Charmant?…
– Mais oui!…
– Marie Charmant?… La bouquetière de la rue Letort?…
– Certes!…
Ségalens poussa un grand cri, puis, retombant dans un fauteuil, se prit à sangloter… sangloter de joie!… Car maintenant, il était sûr que Marie Charmant était aux mains de La Veuve! Et il savait où trouver La Veuve!…
– Oh! dit Jean Nib, mais à part l’amitié dont vous m’honorez, pourquoi une pareille émotion?…
Ségalens montra à Edmond d’Anguerrand un visage radieux, tendit ses deux mains, et, d’un accent de passion profonde, murmure:
– Je l’aime!…
– Vous aimez Marie Charmant?
– De toute mon âme!
– Vous aimez ma sœur Valentine?…
Ségalens tressaillit, frappé au cœur. Et alors une pensée terrible l’assaillit et le fit pâlir de douleur comme il avait pâli de joie…
Marie Charmant n’était plus Marie Charmant, l’humble bouquetière des rues! C’était Valentine d’Anguerrand, la riche héritière!… Et lui! lui, n’était qu’un pauvre reporter sur le point de perdre sa situation!…
Et c’est après avoir su que Marie Charmant, c’était Valentine d’Anguerrand, c’est après qu’il avait dit à son frère: «J’aime votre sœur… la richissime héritière!…»
Des pensées pénibles assaillirent le pauvre Ségalens, dont la droiture se révoltait à l’idée qu’on pouvait très bien le prendre pour un coureur de dot.
Mais déjà Jean Nib lui prenait les mains, les broyait dans les siennes, et les yeux pleins de larmes:
– Bon sang de sort! en voilà une chance! Vous aimez Valentine!…
– Ainsi, balbutiait Ségalens, ça vous fait plaisir?…
– Plaisir?… Écoutez: dès que j’ai su par mon père que Marie Charmant était ma sœur, j’ai tout de suite pensé que le plus grand bonheur pour elle serait de devenir votre femme… Seulement, je me disais: «Il ne voudra pas! Il est trop fier pour épouser la sœur du malheureux que je suis…» Et voici que vous l’aimez! Voilà que vous voulez bien!… Voilà que vous êtes de la famille… et que vous devenez mon frère… et cela me sauve, voyez-vous! Prés de vous, guidé, encouragé par vous, je finirai peut-être par oublier… ce que j’ai été…
Jean Nib éclata en sanglots.
Un souffle de générosité emporta Ségalens. Il ouvrit ses bras et les deux hommes s’étreignirent fraternellement.