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En pénétrant dans le château, Gérard s’était dirigé tout droit vers l’antique salon où il avait failli tuer son père d’un coup de couteau.

– Je m’installe ici, dit-il froidement, cette pièce renferme des souvenirs avec lesquels il est bon que je refasse connaissance.

– Et moi? dit Adeline avec la soumission passionnée de la femme qui veut conquérir.

– Le château est vaste, fit Gérard avec un geste vague.

Il voulait avant tout ne pas effrayer Adeline et lui bien persuader qu’elle était libre, qu’elle pouvait s’en aller quand elle voudrait.

Elle, de son côté, songeait à procéder avec prudence.

Dans le voyage, ils s’étaient dit quelques mots à peine: Mais elle avait constaté avec une joie puissante que Gérard n’évitait ni son regard, quand elle le fixait sur lui, ni son contact quand, parfois, elle lui prenait la main.

Elle était pleine d’espoir…

Des pensées tragiques roulaient dans la tête de Gérard.

Le fils aîné du baron d’Anguerrand s’installa donc dans le salon, un de ces immenses canapés d’autrefois devant lui servir de lit. Adeline s’installa dans une chambre voisine, jadis habitée par la vieille Bretonne qui avait servi de femme de ménage au baron. Cette pièce n’était séparée du salon que par un couloir, et les deux portes se faisaient vis-à-vis…

Tout de suite, Adeline s’y était retirée, se disant avec raison qu’il fallait laisser quelques jours à Gérard pour pleurer Lise.

Dans le salon, rien n’était changé.

La balustrade en fer du balcon n’avait pas été replacée.

Ce balcon n’était plus maintenant qu’une étroite plate-forme: deux pas, et on sautait dans le vide.

Gérard ne sortait pas de la vaste pièce où il s’était établi. Il était certain qu’Adeline ne s’en irait pas. Il la tenait. Cependant, il ne cessait de la surveiller dès qu’elle s’écartait de sa chambre, ce qui arrivait rarement.

Le premier jour, seulement, Adeline avait eu des allées et venues. D’abord, en fouillant dans les armoires de l’appartement qu’elle avait autrefois occupé, elle s’était composé une toilette d’intérieur d’une charmante modestie. Puis, vers le soir, elle était sortie du château, avait été jusqu’au village de Prospoder où chacun se souvenait encore d’elle, et elle en était revenue avec deux femmes chargées de diverses provisions. Elle avait ensuite renvoyé les deux femmes et avait soigneusement fermé les portes du manoir. Puis elle s’était mise à préparer un repas, dressant la table dans le salon même, allant et venant avec une sorte de gaieté.

Sur son invitation, Gérard s’était mis à table, et Adeline avait dit:

– Moi, je vous servirai… Ce sera comme là-bas, dans notre pavillon de la rue d’Orsel…

– Asseyez-vous, ma chère, répondit Gérard; je ne toucherai à rien si vous ne me tenez compagnie.

Et, ces quelques mots, il les avait prononcés d’une voix si naturelle, avec une si juste proportion de tristesse et de cordialité, qu’Adeline frémit d’espérance et murmura en elle-même:

– Je suis sauvée… il est à moi!…

* * * * *

Gérard, avec un soin, une habileté et un sang-froid extraordinaire, se mit à préparer le meurtre d’Adeline. Il voulait la tuer, ceci avait été résolu, dès le moment où Adeline lui était apparue dans l’hôtel de Pierfort. Mais il voulait vivre, lui!

Sûr d’avoir dépisté la police, convaincu que ses crimes passés demeureraient impunis, il ne voulait pas tout compromettre au dernier moment par un meurtre vite connu et imputable à lui seul, puisque tout le pays savait que M. le baron Gérard était de retour en son castel avec Madame.

Lorsqu’il se crut certain de son affaire, il résolut d’exécuter Adeline le soir même simplement d’un coup de couteau. Ce serait facile et vite fait, car la confiance d’Adeline était sans bornes.

Ce jour-là, vers l’heure du crépuscule, Gérard, contre son habitude, alla lui-même fermer et cadenasser les diverses portes du manoir: il faut toujours tout prévoir, même que la victime n’aura pas été tuée du premier coup, qu’elle cherchera à se sauver… Il emporta les clefs et les jeta dans la mer, afin que personne ne pût plus entrer. Quant à s’en aller lui-même, il s’en faisait un jeu.

Puis il plaça son bon surin sur une table à sa portée.

Et il attendit qu’Adeline, selon la coutume prise, vint dresser la table dans le salon.

Elle parut en effet bientôt; mais pâle, troublée, à ce point que Gérard gronda lui-même:

– Elle a compris qu’elle va mourir!…

Et, sans plus tarder, il se dirigea vers la table où il avait déposé son couteau:

– Gérard, dit à ce moment Adeline d’une voix de terreur, Gérard, vous êtes perdu!…

– Quoi? gronda-t-il en se retournant.

– Les agents!…

– Eh bien?…

– Ils entourent le manoir!… J’ai tout vu de là-haut… Venez… ô mon Gérard… mon bien-aimé!… plutôt mourir ensemble!…

– Mourir ensemble? murmura Gérard, en passant une main sur son front livide. Oh! vous vous êtes trompée!… Ce sont des oisifs… des touristes…

– Venez! venez!… Et vous verrez!

Il se laissa entraîner. Rapidement, elle monta jusqu’aux combles et le conduisit à une fenêtre d’où la vue s’étendait sur toute la campagne environnante.

– Voyez! dit-elle en claquant des dents.

Gérard se penchai et longuement étudia les environs.

Soudain, il se rejeta en arrière avec un soupir d’épouvante.

Et Adeline comprit qu’il avait vu…

Le château était cerné.

De quelque côté qu’il portât son regard, Gérard avait aperçu en faction une silhouette que lui, l’homme de la pègre, ne pouvait pas ne pas reconnaître immédiatement.

Machinalement, ils redescendirent au grand salon.

À ce moment, trois coups ébranlèrent la porte du manoir, prolongeant leurs échos dans les couloirs déserts; et une voix distincte parvint jusqu’à eux:

– Au nom de la loi!…

– Oh! rugit Gérard, mais ces gens-là savent donc!…

– Que tu es Charlot!… Oui… ils savent!… La Veuve! c’est La Veuve qui t’a dénoncé à Finot!… Là-bas, au pied du grand escalier de l’Opéra, j’ai entendu Finot!…

– Perdu! râla Gérard. Plus d’issue! Tout est cerné!… Je vais être arrêté!…

– Non! non! gronda Adeline avec l’exaltation du désespoir, qu’ils viennent, Gérard!… Qu’ils viennent! Qu’un seul te touche!…

Emportée par la passion, soulevée par le transport de terreur et d’amour qui décuplait ses forces, Adeline saisit Gérard dans ses bras et, ardente, transfigurée, répéta:

– Qu’un seul te touche… et il tombe mort!…

– Ils sont une quinzaine! fit Gérard dans un éclat de rire sauvage. Ils me tiennent!… Oh! la Cour d’assises!…oh! l’échafaud!…

Il balbutiait, la tête perdue.

À la grande porte, des coups sourds retentissaient.

Les agents de la Sûreté, après avoir inutilement essayé de forcer la serrure, démantelaient l’entrée.