– Dire que j’ai épargné cet homme! gronda Jean Nib en soufflant fortement.
– Tu le tiens encore! fit La Veuve en lui jetant un de ces regards d’une funeste clarté qui faisait frissonner.
– Ça, c’est autre chose, La Veuve! dit Jean Nib. Il est trop tard. N’en parlons plus!
– Soit! fit La Veuve avec une sorte d’indifférence. Je continue donc. Lorsque Jeanne revint de l’enterrement, elle se prit à réfléchir. Elle était ruinée de fond en comble. Cela n’était rien, en comparaison de l’amertume qu’elle se sentait au cœur… Elle tomba malade, et faillit mourir elle-même. Mais, comme je vous l’ai dit, c’était une nature vaillante, énergique. Elle voulut vivre… pour une besogne qu’elle s’était tracée: elle vécut!… Elle voulut d’abord essayer de se raccrocher à une existence honnête. Elle arracha de son cœur l’amour qui y avait poussé comme un mauvais chiendent. Elle se dit qu’elle pouvait encore espérer un peu de bonheur… Du bonheur! Ah bien, oui! Elle ne trouva même pas de la pitié autour d’elle!… Partout, le baron Hubert avait raconté le déshonneur de Jeanne Mareil!… Il paraît que cela est très amusant à raconter en société… enfin, c’est très porté dans ce qu’ils appellent le monde… c’est très gentilhomme!…
– Sale crapule! murmura Rose-de-Corail.
– Pas du tout. C’était un honnête homme qui s’amusait, dit La Veuve avec une froideur sinistre. La mère de Jeanne était morte de cet amusement, voilà tout. D’autres devaient en mourir encore… Quant à Jeanne, lorsqu’elle voulut reprendre pied dans la vie, revoir ses anciennes amies, se mêler à l’existence, elle s’aperçut que tout le monde lui tournait le dos; les femmes, pour se venger de sa beauté, la méprisaient tout haut; les hommes lui parlaient trop bas avec des sourires de goujats; enfin, chacun était persuadé que Jeanne était la maîtresse du baron. Dès lors, elle devenait propriété commune et banale… Elle eût trouvé des amants à la douzaine: pas un garçon, à vingt lieues à la ronde, n’eût voulu l’épouser.
«Jeanne comprit qu’elle était flétrie sans l’être, qu’elle ne pouvait plus rien espérer de ce qui embellit la vie d’une femme, et que, dans le monde, on est honnête ou criminel non pas selon la réalité, mais selon les apparences… Alors, elle résolut de se venger, tout de suite ou dans dix ans, peu importait! Pourvu que le baron d’Anguerrand souffrit un peu de ce qu’elle souffrait!…
«Pour commencer, elle qui avait si vaillamment résisté à Hubert, elle prit un amant le jour du mariage. Cet amant était un ami du baron d’Anguerrand. Il s’appelait le comte de Damart. Il était pauvre. Il vivait des miettes du baron, en lui rendant toutes sortes de services. Il était veuf. J’ai appris plus tard qu’il avait une petite fille qu’on élevait… je n’ai jamais su où.
«Donc, le jour où Hubert d’Anguerrand épousa la baronne Clotilde, moi je devins la maîtresse du comte Louis de Damart, son ami intime, son inséparable, presque son frère… Ce furent mes noces à moi!…
– Ah ça! interrompit Jean Nib, Jeanne Mareil, c’était donc vous, La Veuve?…
La Veuve eut un rire strident, pareil au grincement des folles. Puis, comme si elle n’eût pas entendu, elle continua avec cette étrange lucidité qui surnageait sur son ivresse:
– De mon mariage, à moi, naquirent un garçon et une fille. Le garçon est mort à Paris, alors qu’il prenait ses dix ans… juste dans ce mois où nous sommes. Il s’appelait Louis, comme son père… Pauvre petit!… Tué par la misère, la faim et le froid… La fille s’appelait Suzanne… Et celle-là… oh!… celle-là!… c’est pis que si elle était morte!… Quand je songe à mon petit Louis, je me dis: il dort, il ne souffrira plus jamais… et cela me console d’être séparée de lui… Mais savoir que ma fille est vivante… et que je ne la verrai jamais… imaginer nuit et jour peut-être… comme mon petit Louis… que peut-être on la tue peu à peu… c’est pour le cœur d’une mère le plus effroyable supplice… toujours, toujours, je pense à cette nuit de Noël où, sur la route pleine de neige, sur cette triste route d’Angers aux Ponts-de-Cé, qui fut mon calvaire, je perdis ma petite Suzette!…
La Veuve éclata en sanglots.
– Allons, La Veuve, dit Jean Nib, il faut vous consoler.
La Veuve sanglotait et murmurait des paroles tristes comme une complainte:
– Ô ma petite Suzanne… où est tu?… que fais-tu?… Te rappelles-tu seulement ta mère?… Non! tu ne dois pas te rappeler… tu étais trop petite!… Tu aurais tes dix-sept ans depuis la Saint-Jean dernière, sais-tu bien? Comme tu serais belle! Oh! si je t’avais!… Jamais, ma Suzette… jamais plus je ne te verrai!… C’est vrai! reprit La Veuve avec un soupir atroce. C’étaient là mes enfants. Maintenant je n’ai plus d’enfants. Je suis seule pour toujours… Je vis comme une bête fauve. Moi qui étais née pour le bonheur, qui pouvais rencontrer un honnête homme, devenir une bonne mère, élever ma famille, rendre mon homme heureux, eh bien! je suis devenue La Veuve!…
La Veuve – ou plutôt Jeanne Mareil – s’arrêta brusquement, les dents serrées; son regard brillait d’une lueur étrange.
– Voici comment j’ai commencé à me venger, continua-t-elle au bout d’un long silence farouche. Après son mariage avec celle qu’on appelait la baronne Clotilde, Hubert d’Anguerrand retourna à Paris. Trois ans s’écoulèrent. Puis, brusquement la baronne Clotilde revint s’installer seule au château où Hubert n’apparut plus qu’à l’automne de chaque année, au moment des grandes chasses. Des ans passèrent encore. Trois enfants étaient nés au château d’Anguerrand. L’aîné s’appelait Gérard.
– Celui qui m’a payé pour tuer son père! gronda Jean Nib.
– Oui!… Le deuxième s’appelait Edmond…
– Celui-là, je ne le connais pas, dit Jean Nib. Mais ce doit être un rude sacripant, puisqu’il est le fils d’un tel père et frère d’un tel frère!…
– La dernière, enfin, s’appelait Valentine…, continua La Veuve. Moi, je vivais toujours avec le comte de Damart, qui était devenu une sorte de régisseur général des biens du baron. Je le voyais tous les jours. Mais souvent, le soir, il me quittait pour tenir compagnie à la baronne Clotilde… À l’époque dont je vous parle, le petit Gérard avait treize ans: on l’élevait à Paris, dans un pensionnat. Edmond avait huit ans et Valentine trois ans. Ma petite Suzette avait aussi trois ans alors! ajouta la Veuve, dont les traits se contractèrent brusquement. Ensuite?… Il arriva ceci que, de plus en plus, Hubert d’Anguerrand se détachait de sa femme. Il ne venait plus au château qu’un mois par an. Et mon amant, le comte Louis de Damart, était, pour ainsi dire, le maître dans ce domaine. Il me racontait combien la baronne était triste d’être ainsi délaissée, et cela me vengeait déjà, cela m’aidait à prendre patience… Le soir, parfois, je guettais sur le chemin qui va de Segré au château. Je sentais que mon heure approchait…
"Un soir de décembre, par un temps de froid noir, je vis, de loin, arriver un cavalier: à sa taille, à sa carrure, à son air fier et rude, je reconnus Hubert d’Anguerrand… C’était lui, en effet! Contre son habitude, il venait passer les fêtes de Noël au château. Il arrivait sans avoir prévenu personne. En le voyant, je ne sais ce qui me passa par la tête… Je ne sais quelle voix me cria que le moment était venu… ou jamais!… Je me plantais résolument sur la route, et quand il fut à ma hauteur, je saisis la bride de son cheval en disant: