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Puis, le grand événement… la minute décisive, inoubliable, où son cœur est né à l’amour.

Voici: un soir de février dernier, comme Lise et madame Madeleine rentraient d’une promenade aux Invalides, là, tout à coup, dans leur rue, presque en face de chez elles, devant la porte d’un vieil hôtel, un drame du pavé parisien: sous leurs yeux, un éclair dans l’ombre, un coup de revolver!… et un homme qui tombe en travers du trottoir, la poitrine sanglante, serrant encore dans sa main crispée l’arme avec laquelle il a voulu se tuer…

Lise, bravement, s’est penchée, a soutenu de ses deux mains cette tête pâle, si jeune, si belle…

Alors, une seconde, les paupières de l’inconnu se sont ouvertes, et ses yeux, ses beaux yeux bruns d’une si magnifique douceur, l’ont fixée… Lise a tressailli: son cœur s’est mis à battre de pitié… car quel autre sentiment que la pitié, une pitié infinie, a pu la bouleverser ainsi au point de la faire presque défaillir, quel autre sentiment que la pitié a voilé de larmes l’aurore bleue de son regard, et lui arrache ce cri frémissant:

– Il faut le sauver! Oh! maman Madeleine, sauvons-le!

Comment Mme Frémont a-t-elle pu céder? Comment le blessé a-t-il été transporté dans la maison avant même que des agents soient intervenus? Comment s’est-il trouvé installé à leur troisième, dans la grande chambre?…

Et après, pendant la longue bataille contre la mort, que s’est-il passé dans l’âme de Lise?…

Elle ne sait plus. Plus rien qu’une chose: c’est qu’au bout d’un mois, lorsque le docteur a déclaré que le danger est parti, elle s’est jetée dans les bras de la bonne vieille, et longtemps a pleuré des larmes délicieuses.

Alors, la convalescence… l’inconnu se révèle… elles savent son nom, son histoire… et d’ailleurs, grâce à un hasard qu’il explique très naturellement par sa volonté de mourir, il possède tous ses papiers: acte de naissance, certificats, livret militaire, actes de décès de son père et de sa mère…

En termes touchants, de sa parole chaude, caressante, débordante de reconnaissance, mille fois il redit les causes de son désespoir: la brillante éducation qui l’a déclassé, car ses parents sont morts pauvres après d’être saignés pour payer ses études; l’impossibilité, au sortir du régiment, de trouver une situation digne de lui; la certitude de végéter; et enfin, après les dernières et inutiles démarches, le découragement suprême, la peur de la vie.

Ah! s’il avait seulement un peu d’argent… si peu… rien que cinquante mille francs… il rebondirait, ferait fortune en quelques années… – car il connaît à fond la banque, et donne à maman Madeleine des conseils d’une évidente sagesse pour ses économies qu’elle n’a su encore comment placer… – oui, avec cette faible somme, avec ce pauvre levier, il soulèverait la rude pierre de misère sous laquelle il étouffe… sous laquelle il succombera!…

Et un matin d’avril, Georges Meyranes, d’une voix tremblante, a fait ses adieux… Il va partir… loin… en Amérique, peut-être… jamais, oh! jamais, il n’oubliera l’ange qui s’est penché sur lui…

Lise n’a rien dit… Seulement, elle pâli, ses sourcils se sont contractés, son sein a palpité, sa main glacée a saisi convulsivement une main de maman Madeleine; elle l’a entraînée dans sa chambre, et là, dans la détresse de son pauvre petit cœur qui n’est plus à elle, a murmuré:

– Mère, votre enfant va mourir… S’il part, je meurs!…

Et il n’est pas parti!…

Oh! la ravissante, l’ineffable minute que celle où la vieille a crié:

– Mais vous ne voyez donc pas qu’elle vous aime! Et toi, tu ne vois donc pas qu’il t’adore!…

Et la divine extase, la radieuse ivresse de cette seconde où son Georges, pâle et chancelant, s’est avancé à pas rapides, s’est abattu à genoux et a couvert ses mains de baisers, tandis que maman Madeleine, s’essuyant les yeux, disait:

– Soyez heureux, mes enfants!… Tout mon espoir, ma Lisette chérie, était de faire ton bonheur avant de mourir… Monsieur Georges, il vous faut cinquante mille francs… ils sont là, dans cette commode… cinquante beaux billets neufs… la dot de Lisette… Allons! ne dites pas non… seulement, vous ne me quitterez pas… vous me ferez un coin dans votre bonheur…

Ah! ça, c’est juré, par exemple!…

Loyalement, d’ailleurs, M. Georges a été prévenu que Lise n’est qu’une enfant trouvée…

Mais qu’importe à Georges!…

Le mariage est décidé…

Enfin, dans la pleine lumière de mai, lumière de pure félicité, lumière d’amour, le grand jour s’est levé ce matin!…

Dans cette évocation enchantée, une ombre, un sourd malaise…

À l’église, elle a senti peser sur elle un de ces regards qui forcent à se retourner… Une femme!… Quelle folie!… Est-ce que cette femme vêtue de noir, suprêmement élégante, n’a pas aussi regardé son Georges?… Illusion!… Est-ce qu’il n’a pas affreusement pâli sous ce regard?…

Une ombre… rien qu’une ombre… évanouie déjà!

Car ils sont l’un à l’autre, à jamais! Les voici rentrés dans le clair appartement qu’ils ont passé un mois à faire plus coquet et qui sera le nid de leur amour. Maman Madeleine, gaîment, a fourré tout de suite dans la poche de Georges les cinquante beaux billets neufs pour qu’il les garde sur lui pendant le repas de noces… car c’est un talisman de richesse, un présage de fortune…

Et voici la table étincelante, avec ce rayon de soleil qui se joue parmi les verres et les couverts…

Pourquoi? oh oui! pourquoi tremble-t-elle ainsi tandis que Maman Madeleine, paisiblement, va ouvrir?…

Pourquoi l’ombre de tout à l’heure brusquement, s’est-elle appesantie sur son bonheur?… Pourquoi! oh! pourquoi lui, son Georges, son mari, son bien-aimé, tourne-t-il ce visage d’épouvante et de menace vers la porte où simplement quelqu’un vient de frapper trois coups… trois coups secs et brefs?…

Par ancienne précaution de paysanne qui se garde contre les chemineaux en la ferme isolée, Mme Frémont a demandé:

– Qui frappe?

Et alors les plaisanteries se figent sur les lèvres des invités; la terreur plane sur la noce; la mariée debout, prête à chanter, sent sur sa nuque le souffle glacé des craintes mystérieuses, et le marié, avec un soupir d’épouvante, lentement, se lève… car, sur le palier, une voix basse, polie, impérieuse, a répondu:

– Au nom de la Loi!…

D’une main qui grelotte, la vieille Angevine a ouvert…

Un homme est là, correct, impassible; de ses yeux clignotants il fouille déjà l’appartement; derrière lui, deux colosses trapus à têtes de dogues.

Dans la salle à manger, une immobilité de stupeur, un silence de mort.

Et l’homme, lissant du doigt sa moustache grise, très simplement, prononce:

– Madame, je suis chef de la Sûreté. Vous cachez ici un malfaiteur…

Le chef a fait trois pas rapides; légèrement, il touche le marié livide… il achève:

– Et ce malfaiteur, le voici! Agents, arrêtez cet homme!

II SILHOUETTE DU MARIÉ