Un grand frisson le secoue de la tête aux pieds…
Plus blême, d’un vague mouvement de la main, il écarte de son front la pensée qui l’assaille…
– Je n’irai pas! Oh! pas cela! Je ne veux pas! Je ne veux pas!…
Et en même temps, il se met en marche! Tout droit par la rue Auber, il marche vers la gare Saint-Lazare. Et le voici qui monte l’escalier, poussé par une force invisible; et le voici dans le hall immense où les trains ouvriers dégorgent les armées de l’énorme labeur parisien: et le voici devant le guichet, où sa voix rauque étonne la distributrice:
– Quand le premier rapide de Bretagne?
– Dans vingt minutes…
– Un coupon pour Brest!
Dans le fauteuil capitonné du sleeping, la tête dans les deux mains, une flamme de crime au fond des prunelles fixes, il gronde:
– Non! non! Pas cela! Je ne peux pas! Je n’irai pas!…
Et il va!… Le rapide échevelé l’emporte, l’entraîne, halète, souffle, rugit, dévore l’espace… Et sa conscience, plus forte, plus haut que les mugissements du rapide, souffle, halète, tempête et hurle…
III LE NOM DU MARI DE LISE
À Brest, toute une nuit et un jour encore, Georges Meyranes s’arrête et se débat contre lui, contre le crime en gestation dans son âme.
Brusquement, il se remet en route. À Saint-Renan, il frète une carriole. Dans un paysage formidable où le granit crève la terre, la carriole marche droit dans le vent. Soudain, non loin de Prospoder, comme le jour meurt, celui qui s’appelle Georges Meyranes saute sur le sol, renvoie la carriole, et, à pied, la tête dans le vent, talonnant le granit, seul dans le formidable paysage, il marche… Tout à coup, il fait halte.
C’est la côte! Les confins du monde! Les rocs noirs, sentinelles chevelues d’algues dressées contre l’éternel assaut de l’Océan.
Et là, face à l’abîme qu’il surplombe, hissé sur un piédestal de roches géantes, énormes et défiant les vagues accourues des horizons de mystère, là, se dresse un château, un vieux manoir à demi éventré.
Qui peut habiter là?… Quel pirate?… Quel goéland de tempêtes? Ou quelle douleur humaine, inaccessible à l’apaisement?…
Et c’est cela que regarde Georges!…
Et le voici qui marche sur le château… Il entre par une porte basse qu’il sait ouvrir… il monte des escaliers… Haletant, il s’arrête au bout d’un corridor. Tout à coup, il pousse une porte…
Un vaste salon sévère, aux meubles massifs et rudes…
Quelqu’un est là, qui lentement, les mains au dos, la haute taille recourbée, les larges épaules affaissées, physionomie d’une impassible et sombre énergie… cinquante ans peut-être, se promène d’un pas pesant.
Rapide, violent, fulgurant de menace, Georges Meyranes se campe devant le maître du manoir, et gronde:
– C’est encore moi, mon père!
Sans colère, sans surprise, celui que Georges Meyranes appelle son père toise le jeune homme, et d’une voix glaciale.
– Que voulez-vous cette fois?…
– Je viens demander à mon père s’il compte laisser son fils mourir de faim! Je viens demander au baron d’Anguerrand si c’est au vol ou au meurtre que l’héritier de son nom et de sa fortune doit avoir recours pour assurer sa vie!…
Le baron d’Anguerrand a eu un geste violent; les veines de son front se gonflent:
– Mon fils!… murmure-t-il.
Alors, lentement, gravement, il prononce:
– Oui, vous êtes mon fils. Oui, vous vous appelez Gérard d’Anguerrand. Oui, vous êtes l’héritier de mon nom. Et cela, c’est la honte de ma vie! Je ne me plains pas: c’est aussi le châtiment de mon crime… Je vous respecte, vous tombé à l’abjection… car, sans le savoir, vous êtes la vengeance!… Or, puisque vous voici encore une fois en ma présence, écoutez…
– J’écoute, mon père!
– Lorsque, poursuivi par le remords, renonçant à retrouver la trace des deux infortunés dont j’ai fait le malheur… la trace de mon fils Edmond, la trace de ma fille Valentine…
Un sanglot déchire la gorge du baron qui porte la main à ses yeux; dans le même instant, il se dompte et reprend:
– Lorsque je vendis nos domaines de l’Anjou pour venir chercher ici sinon l’oubli, du moins un semblant de repos…
– Vos domaines de l’Anjou? interrompt Gérard… le mari de Lise, de l’enfant trouvée sur la route d’Angers aux Ponts-de-Cé.
– Oui! continue le baron. Nos biens étaient à Segré… Vous ne le saviez pas, vous, élevé à Paris… À ce moment, vous veniez d’atteindre votre majorité. Vous exigeâtes votre part et j’eus la faiblesse de céder. Notre fortune se montait à trente-trois millions, dont je fis quatre parts: trois millions pour moi, y compris les dépenses nécessitées par mes recherches; dix millions pour vous; dix millions pour Edmond; dix pour Valentine…
– Toujours Edmond! rugit le mari de Lise. Toujours Valentine! Toujours ce frère et cette sœur que je n’ai pas connus! Mon frère!… Ma sœur!… Allons donc! Ils ont disparu! Morts depuis des…
– Silence! tonne le baron livide.
Le père et le fils, face à face, se mesurent du regard.
Par degrés, le baron s’apaise; il reprend:
– En quelques années, vous avez dévoré votre part. Quand à la mienne, vous me l’avez arrachée lambeau par lambeau à vos diverses visites… Dès janvier, je n’avais plus que six mille francs de rente inscrite en viager. Je vous le signifiai alors. Et pourtant, en février, vous m’écriviez pour me menacer de vous suicider devant la porte de mon hôtel, à Paris… Depuis, je n’ai plus eu de nouvelles de vous… Qu’êtes-vous devenu?… Cela vous regarde seul!
– Oui, c’est vrai, mon père, j’ai été fou! J’ai jeté l’or aux ruisseaux, pour étonner le boulevard… Mais si je me repens!… Écoute, père. Ce que je suis devenu depuis février, tu vas le savoir… Le suicide, je l’ai tenté… La mort me dédaigna… Une jeune fille, un ange me sauva!…
– Ô mon père, je suis plus misérable que vous ne pouvez supposer. Cet ange… cette jeune fille… je sus qu’elle possédait quelque argent… une pauvre somme… et je reconnus vite qu’il n’y avait qu’un moyen de m’emparer de ces cinquante mille francs… et ce moyen… Oh! non!… dire cela!…
Gérard se tait subitement.
Le baron empoigne son fils par les deux épaules, et le soupçon atroce qui traverse son esprit lui échappe dans un cri:
– Tu l’as tuée!…
– Tuée? hurle Gérard. Tuée? Qui? Elle?
– Si tu n’en es pas au meurtre, gronde le baron, c’est donc que tu as… volé!…
Gérard tressaille…
Le hideux secret du mariage sous un faux nom, l’abominable aventure du faux en écritures publiques, de la vieille maman Madeleine dépouillée, de la candide épousée réduite à la misère… ah! cela du moins, le baron ne le saura pas!…
– Eh bien! oui. C’est cela! J’ai volé!…
– C’est aux juges qu’il faut dire cela!
Gérard secoue frénétiquement la tête: