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– Les juges! râle-t-il. La cour d’assises! Le bagne! L’éternelle séparation! Mais je l’aime, moi! Je l’adore! Je ne veux plus vivre sans elle, entends-tu? Je veux vivre! Vivre avec elle! Pour elle!…

Cette fois, l’amour de Gérard d’Anguerrand… son amour pour Lise… et amour imprécis jusque-là, éclate en un sanglot qui arrache au rude baron un long frisson de pitié éperdue.

– Je l’aime! rugit Gérard, qui s’abat sur ses genoux. Je l’aime à en mourir! Je ne veux pas qu’on me sépare d’elle!… Père, père, cent mille francs suffiront!…

– Trop tard, malheureux! Je n’ai plus rien!…

– Vous avez vingt millions! tonne Gérard en se relevant d’un bond.

– Vingt millions! éclate le père. Vingt millions qui ne sont ni à vous ni à moi! Votre fortune, vous aviez le droit de la dévorer! La mienne, j’avais le droit de vous la donner… Mais toucher à celle d’Edmond! à celle de Valentine!

– La dernière aumône! supplie Gérard. La dernière! Je jure que…

– Et moi, sur une tombe, sur le corps d’une pauvre victime, j’ai juré! prononce le baron avec une imposante solennité. J’ai juré! Je jure encore que, moi vivant, la part d’Edmond, votre frère, la part de Valentine, votre sœur, demeureront intactes!…

Le baron se tourne vers un antique bahut:

– Là, Gérard! Là, dans ce meuble, si je meurs, vous trouverez le récit de mon malheur, de mes remords et de mes recherches! Vous saurez pourquoi, moi vivant, la fortune de votre frère et de votre sœur est sacrée! Pour dépouiller Edmond, pour voler Valentine, il faut… que vous attendiez ma mort!…

Livide comme la figure du Parricide, Gérard se ramasse, prêt à bondir. De sa poche, il sort un couteau, une lame épaisse! Le surin des escarpes!…

À ce moment, le baron appuie ses deux mains sur le bahut et prononce ces paroles:

– Là!… Le récit de mes recherches affolées… depuis Segré jusqu’à Angers, depuis la nuit fatale, jusqu’à cette nuit de Noël où, sur la route de Ponts-de-Cé, je perdis la dernière trace de votre sœur Valentine!

Le baron se retourne, et demeure pétrifié.

Son fils!… Son fils est près de lui, le couteau levé!… Son fils va le tuer!…

Il se découvre la poitrine, et dit:

– Frappe!…

Et Gérard d’Anguerran ne frappe pas. Il bégaye d’une voix de folie:

– La nuit de Noël?… La route des Ponts-de-Cé?… Oh! mais je deviens fou!… La dernière trace… sur la route des Ponts-de-Cé! Lise!… ma sœur Valentine!…

– Frappe!… répète le baron.

Et Gérard recule… un souffle frénétique soulève sa poitrine… les sanglots râlent dans sa gorge… Ramassé, courbé, chancelant, il recule… atteint la porte… Il la franchit d’un bond, et, avec un long gémissement, s’enfuit et s’enfonce dans la galerie en se heurtant aux murs…

À cet instant, une main le saisit au passage, l’arrête, l’entraîne…

Une main fine… une main délicate et violente… une main de femme!

Douce et nerveuse, et impérieuse, cette main l’entraîne dans une chambre et Gérard voit devant lui une jeune femme, – brune, cheveux aux opulentes torsades noires, lèvres de feu, – un corps aux lignes voluptueuses… un admirable type de beauté féminine semblable à une de ces fleurs tropicales qui distillent de l’amour et de la mort…

– Sapho! râle le mari de Lise.

Et dans l’épouvante de ce qu’il croit avoir compris dans les derniers mots de son père, Gérard songe éperdument:

– Lise!… Ma sœur Valentine!… C’est Valentine que j’ai épousée!… C’est Valentine que j’aime!… Perdue!… Perdue à jamais pour moi!… Adieu, Lise! adieu l’amour, la régénération peut-être… Voici le Génie du Mal qui se dresse devant moi!…

IV SAPHO

– Il n’y a ici qu’Adeline, Adeline de Damart, demoiselle de compagnie, lectrice, amuseuse de M. le baron Hubert d’Anguerrand… sa maîtresse!…

La femme a prononcé ces mots d’une voix âpre… et pourtant si douce, si veloutée!

– Que voulez-vous? demande Gérard avec rudesse. C’est vous… oh! je vous ai reconnue!… c’est vous qui étiez dans l ’église, le jour…

– Où M. Georges Meyranes se mariait: oui, c’est moi!… Je ne vous perds pas de vue, mon cher… Apprenez encore ceci: c’est moi qui ai été chercher le chef de la Sûreté et lui ai indiqué le moyen de capturer le voleur Lilliers, le chef de bande Charlot, le faussaire Meyranes, tous trois réunis en une personne… la vôtre.

– Vous?… Vous?…

– C’est moi!

– Que me voulez-vous? halète Gérard, les poings crispés, les yeux sanglants.

– Vous dire: j’ai vu vos coups de revolver, votre fuite… et je suis venue vous attendre ici… Vous répéter pour la quatrième fois: Gérard, je vous aime…

Il secoue violemment la tête.

Elle saisit ses mains, plonge dans ses yeux son regard d’une mortelle douceur:

– Je t’aime!… Nulle ne te comprendra comme moi! Et je te veux! Tu seras mien!… Tu dis non… Pourquoi?…

Rudement, il secoue la tête. Elle gronde:

– Écoute. Tu rentres à Paris, n’est-ce pas?… Tu me repousses?… Dans huit jours, tu es arrêté… C’est la cour d’assises… c’est le bagne… c’est l’échafaud peut-être! Au contraire… si tu me veux… eh bien!… moi… les vingt millions de ton père, je te les donne!… Demain, ils sont à toi…

– Les millions! bégaye Gérard.

Et déjà, il oublie tout au monde… Vingt millions!… Ces mots résonnent dans sa tête avec un bruit de tonnerre…

Tout fuit, tout s’efface… il n’y a plus en lui que le viveur effréné, le formidable dévoreur!

La femme, d’une étreinte plus douce et plus violente, corps à corps, l’enlace tout entier; ses lèvres brûlées d’amour cherchent les lèvres de Gérard et murmurent:

– Une vie de jouissance, de plaisirs glorieux, de luxe raffiné, là-bas, dans le vieil hôtel restauré!… Qui songera dès lors à trouver en Gérard d’Anguerrand le faussaire Meyranes ou le voleur Lilliers!… Libre, fier, honoré, magnifique et splendide, tu deviens un des princes de Paris… et moi, moi! je te gorge d’amour!… Tu veux… dis?…

Alors, enlacée à lui, longuement, elle lui parle à l’oreille; palpitant, il résiste; il veut se reprendre; d’un baiser de flamme, elle le reconquiert… et c’est d’une lutte infernale… et lorsqu’il baisse enfin la tête, lorsqu’elle le juge vaincu, elle jette sur une table un papier qu’elle tire de son sein, lui met la plume dans la main, et ordonne:

– Signe!… Ton nom à côté du mien!…

Un frémissement d’épouvante et d’horreur secoue le misérable emporté par le vertige; un instant la vision de son père assassiné jette sur son visage un reflet de foudre…

– Signe! gronde Adeline. Signe! Et ton père meurt! Et les millions sont à nous!…

Il recule!… Il râle!… Il ne veut pas!… Il se tord dans le spasme de la résistance… Et… soudain, il se penche sur le papier… il signe! Il a signé!… il tombe à la renverse avec un rauque soupir…