Sapho s’élance en rugissant…
En quelques bonds, elle atteint l’antique salon où le baron, son amant, l’attend comme la consolation suprême!…
* * * * *
– Chère aimée! C’est pourtant vrai que vous êtes toute ma consolation, le dernier rayon de bonheur dans ma vie assombrie!…
– Comme vous êtes pâle, mon bien-aimé!… Asseyez-vous… là… dans votre fauteuil… moi dans vos bras…
Chancelant encore, docile comme un enfant, le père de Gérard obéit…
Adeline s’assied sur ses genoux, pose sa tête sur cette vaste poitrine; et sur son front, sur ses cheveux, les lèvres du baron se posent, tremblantes.
– Que ne m’a-t-il tué? murmure-t-il.
– Ne songez pas à ce malheureux… sinon pour le plaindre… Taisez-vous… oh!… ne parlons que de notre amour!…
– Que serais-je devenu, dit-il, que serais-je devenu, si vous ne vous étiez trouvée sur mon triste calvaire… si vous n’aviez daigné, si pure, si noble, si fière dans votre pauvreté, faire à ma destinée l’aumône de votre premier amour!
– Je vous aime: là est toute ma récompense. Vous m’aimez, et ceci est pour moi un tel bonheur, que le reste ne compte plus…
– Adeline… Mon Adeline adorée… murmure-t-il, enfiévré de passion.
Mais elle, légère et gracieuse, s’échappe des bras du baron, et, avec un sourire:
– Quels souffles terribles viennent de la mer!… Vous ne vous plaisez qu’à ces grands spectacles, mon Hubert bien-aimé!… Mais moi, cela me fait peur…
– Je vais fermer le balcon, dit l’homme.
Mais déjà elle s’est avancée sur ce balcon… La rafale nocturne la fouette, les embruns d’écume bruissent dans les airs, l’Océan énorme se lamente et gronde en bas, dans l’ombre…
Et que fait-elle?… Que cherche sa main ardente sur le fer de la balustrade?…
Oh!… cette balustrade en fer!… Usée, rongée!… sciée peut-être, qui sait!… Elle tient à peine en place… elle ne tient plus que par une cheville!… Et c’est sur cette cheville que vient de s’abattre la main d’Adeline… de Sapho!…
Elle se retourne… le baron est près d’elle…
– C’est beau! dit elle. C’est d’une surhumaine magnificence…
Le baron, des deux mains, fortement, s’appuie à la bordure de fer… et…
Un cri!… Une clameur traversant l’espace!… Un corps qui tombe!…
Sapho, tout à coup, a arraché la cheville!… La rampe s’est abattue dans le vide!…
Le baron d’Anguerrand tombe, tournoie comme un grand oiseau blessé à mort…
Une vague monstrueuse se dresse à ce moment pour le recevoir…
C’est fini… plus rien!…
Là-haut, Sapho rentre dans le salon… et demeure là, fascinée par l’abîme…
Alors, près de sa tête livide, une autre tête se penche… c’est Gérard!…
Et, la main dans la main, serrés l’un contre l’autre, ils reculent…
Longtemps, ils demeurent à la même place, immobiles, silencieux… et, dans le premier regard qu’ils échangent enfin, ils reconnaissent qu’ils sont à jamais rivés l’un à l’autre… rivés à l’épouvante… rivés à l’horreur!…
V LES DEUX CORTÈGES
Huit mois écoulés…
«Je suis victime d’une horrible fatalité; les apparences m’accablent, et je dois fuir pour combattre la hideuse erreur. Je te jure mon innocence. Je reviendrai. Aie confiance, et, quoi qu’il arrive, dis-toi bien que tu me reverras et que je t’adore…»
Cette lettre, froissée, déchirée aux coins par l’usure, Lise l’a relue mille fois peut-être. Cette lettre de son bien-aimé Georges, elle l’a reçue le surlendemain de son mariage. Et elle la relit encore. Puis elle la baise doucement, la replie, et la remet à sa place… dans son sein.
Dans la même maison où a eu lieu la noce… où s’est passée la terrible scène de l’arrestation, la catastrophe… Mais ce n’est plus au troisième, c’est dans une pauvre chambre au sixième, sous les toits. Une triste matinée de fin janvier, grise et lugubre à faire pleurer. Lise est vêtue de noir. Son joli visage a maigri. Un pli creuse son front d’ange. Mais dans ses pauvres yeux si doux rayonne une indestructible confiance… un amour que rien n’éteindra!
– Oui! il est innocent!… Oui! il reviendra!… Oui! il m’aime!…
Il reviendra!… près de huit mois se sont écoulés… Où est-il son bien-aimé?… Que fait-il?… Peut-être qu’il est malheureux… Peut-être qu’il a dû fuir loin!… Mais il reviendra… elle en est sûre… elle le sent dans sons cœur… et… elle se met à pleurer doucement, timidement, sans bruit…
Elle essuie ses yeux et murmure:
– Aie confiance!…
Alors, elle se lève du coin de table en bois blanc, de la chaise de paille où elle est assise, et, lentement, s’approche du lit…
Sous le drap, se dessine une forme raidie, et sur le drap, il y a une croix…
Madame Madeleine est morte… le chagrin l’a tuée…
Lise s’agenouille, et, le visage dans ses petites mains que la misère a faites diaphanes, elle songe à son malheur.
Des heures se passent…
Puis une scène rapide… Un cercueil sur le carreau… Lise est dans la rue… Comment? Elle ne sait pas!…
Elle est seule, toute seule derrière le corbillard… Elle n’entend rien… rien que les battements sourds de la douleur dans son cœur déchiré. Elle ne voit rien… rien… pas même ces fleurs, ces arbustes qui ornent à profusion le grand portail du vieil hôtel d’Anguerrand où se prépare quelque fête.
Elle n’entend rien… pas même les cloches de Saint-François-Xavier qui carillonnent à toute volée, joyeusement… Elle marche sans rien voir… rien… pas même, devant l’église où le corbillard s’arrête, ce coupé fleuri, ces magnifiques landaus et ces somptueuses limousines alignés…
Et c’est aux accents d’une marche triomphale que le cercueil fait son entrée… Honteusement, on le porte le long des bas-côtés…
Et là… là! au maître-autel, à cette minute d’angoisse, Lise, tout à coup, comme dans un rêve… – oh! ce ne peut être qu’un rêve de délire… une vision de folie… – cette mariée éclatante de luxe et de beauté… ce marié… qui échangent des anneaux!…
Lise demeure pétrifiée…
Son regard de folie s’emplit maintenant de la vision entière: l’église pleine de toilettes luxueuses, les cierges, les prêtres, et, tandis que les orgues chantent une gloire d’amour et de joie… là! oh! là… le marié qui passe l’alliance au doigt de la mariée…
Et vers ce marié, Lise, dans un geste dément, étend sa main tremblante…
Et vers lui elle s’avance, trébuchante, les yeux fous, la figure blanche… Et d’une voix indistincte, une voix de terreur et de doute, de désespoir et d’horreur, elle bégaye:
– Georges!… Mon mari!…
Georges Meyranes!
Son mari!… C’est son mari qui se marie!… Comme il y a huit mois!… Là!… À cette même place!… Il n’y a que la mariée de changée!…
Le vertige s’empare de Lise.
Un faible gémissement que nul n’entend, un pauvre cri d’oiseau frêle qui s’abat… C’est Lise qui s’écroule sur ses genoux… Ses yeux se ferment… elle perd le sens des choses… elle se renverse, agonisante, sur les dalles, avec un murmure très doux qui est de la douleur poignante et encore de l’amour: