— Les yeux de l’empereur sont partout, dit Brodrig machinalement. Nous ne sous-estimons pas l’importance de la campagne ; il semblerait pourtant qu’on insiste trop sur ses difficultés. Leurs petits engins ne constituent tout de même pas une telle barrière qu’il nous faille entreprendre toutes les manœuvres compliquées d’un blocus préliminaire. »
Riose rougit mais il garda son calme.
« Je ne puis risquer l’existence de mes hommes, qui sont assez peu nombreux, ou celle de mes astronefs, qui sont irremplaçables, par une attaque trop téméraire. L’installation d’un blocus réduira mes pertes lors de l’attaque finale, si difficile que puisse être l’opération. J’ai pris la liberté de vous en expliquer hier les raisons militaires.
— Ma foi, je n’ai guère l’esprit militaire. Vous m’assurez en l’occurrence que ce qui semble de toute évidence juste est en réalité faux. Fort bien. Mais votre prudence va encore plus loin. Dans votre second message, vous avez demandé des renforts. Et cela contre un ennemi pauvre, numériquement faible et barbare, avec lequel vous n’aviez à l’époque pas eu une seule escarmouche. Souhaiter des renforts dans ces circonstances, voilà qui sentirait presque l’incapacité, ou pire encore, si votre carrière jusqu’à ce jour n’avait donné des preuves suffisantes de votre hardiesse et de votre imagination.
— Je vous remercie, répondit froidement le général, mais je voudrais vous rappeler qu’il y a une différence entre la hardiesse et la témérité. On peut prendre un risque quand on connaît son ennemi et qu’on peut calculer ce risque, du moins approximativement ; mais faire le moindre mouvement contre un ennemi parfaitement inconnu, c’est de la témérité. Autant demander pourquoi le même homme court sans dommage une course d’obstacles dans la journée et trébuche sur les meubles de sa chambre la nuit. »
D’un petit geste, Brodrig balaya les arguments de son interlocuteur.
« C’est une explication spectaculaire, mais qui n’est pas satisfaisante. Vous vous êtes rendu vous-même dans ce monde barbare. Vous avez en outre ce prisonnier ennemi que vous choyez, ce Marchand. Vous n’êtes donc pas dans le brouillard.
— Ah ! non ? Je vous prie de ne pas oublier qu’un monde, qui s’est développé isolément depuis deux siècles, ne peut être connu au point de concevoir une attaque intelligente après une visite d’un mois. Je suis un soldat, et non pas un héros d’aventures spatiales à trois dimensions. Et ce n’est pas un seul prisonnier, qui, par-dessus le marché, est un membre obscur d’un groupe économique sans liens avec le monde ennemi, qui peut me faire pénétrer tous les secrets de la stratégie ennemie.
— Vous l’avez fait interroger ?
— Oui.
— Alors ?
— Cela a été utile mais pas capital. Son astronef est de petite taille et sans importance. Il vend de petits objets qui sont amusants, sans plus. J’ai en ma possession quelques-uns des plus ingénieux, que je compte envoyer à l’empereur à titre de curiosité. Naturellement, il y a bien des détails de l’astronef et de son fonctionnement que je ne comprends pas, mais je ne suis pas un technicien.
— Vous en avez parmi vos hommes, fit observer Brodrig.
— Figurez-vous que je le sais aussi, répondit le général d’un ton un peu caustique. Mais ces imbéciles sont loin de pouvoir m’être utiles dans ce domaine. J’ai déjà demandé des spécialistes capables de comprendre le fonctionnement des bizarres champs atomiques que contient l’appareil. Je n’ai pas encore reçu de réponse.
— Ce genre de technicien ne court pas les rues, général. Il doit tout de même y avoir un homme dans votre vaste province qui comprend la science atomique.
— S’il y en avait un, je lui ferais réparer les moteurs souffreteux qui alimentent deux des astronefs de ma petite flotte. J’ai deux appareils, sur dix dont je dispose en tout, qui ne sont pas capables de livrer un grand combat, faute d’énergie suffisante. Un cinquième de mes forces condamné à simplement consolider les positions derrière les lignes.
— Vous n’êtes pas seul dans ce cas, général, dit le secrétaire avec un peu d’impatience. L’empereur a le même genre d’ennui. »
Le général jeta la cigarette qu’il n’avait pas allumée, en alluma une autre et haussa les épaules.
« Bah, ce manque de techniciens de première classe, ça n’est pas un problème immédiat. Sinon que j’aurais pu avancer davantage avec mon prisonnier, si ma psychosonde était en bon état.
— Vous avez une sonde ? dit le secrétaire en haussant les sourcils.
— Une vieille. Un vieux modèle qui me lâche la seule fois où j’en ai besoin. Je l’ai mise en marche pendant que le prisonnier dormait, et ça n’a rien donné. Je l’ai essayée sur mes propres hommes et les résultats sont très normaux, mais là encore, je n’ai personne parmi mes techniciens, qui puisse me dire pourquoi l’appareil ne marche pas avec le prisonnier. Ducem Barr, qui, sans être mécanicien, est assez bon théoricien, affirme que la structure psychique du prisonnier reste peut-être imperméable à la sonde puisque, depuis son enfance, il a été soumis à un environnement et à des stimuli nerveux différents. Mais il peut encore être utile. C’est dans cet espoir que je le garde vivant. »
Brodrig s’appuya le menton sur sa canne d’ivoire.
« Je vais voir si l’on peut trouver un spécialiste dans la capitale. En attendant, et cet autre personnage dont vous venez de parler, ce Siwennien ? Vous avez trop d’ennemis dans vos bonnes grâces.
— Il connaît l’ennemi. Lui aussi, je le garde comme référence pour l’avenir et pour l’aide qu’il peut me fournir.
— Mais un Siwennien, et le fils d’un rebelle proscrit !
— Il est vieux et impuissant, et sa famille tient lieu d’otage.
— Je comprends. Il me semble pourtant que je devrais parler moi-même à ce Marchand.
— Certainement.
— Seul, ajouta sèchement le secrétaire, pour bien se faire comprendre.
— Certainement, répéta Riose sans se démonter. En tant que loyal sujet de l’empereur, je reconnais son représentant personnel comme mon supérieur. Toutefois, comme le Marchand est à la base permanente, vous allez devoir quitter les zones du front à un moment intéressant.
— Ah ! oui ? Intéressant à quel titre ?
— En ce sens que le blocus est aujourd’hui terminé. Intéressant en ce sens que, dans la semaine, la vingtième flotte de la frontière fait mouvement vers le cœur de la résistance. »
Riose sourit et tourna les talons.
Brodrig éprouvait un vague agacement.
VII
Le sergent Mori Luk était le soldat idéal. Il était originaire des grandes planètes agricoles des Pléiades, où seule l’armée permettait de rompre les liens de servitude qui vous attachaient à la Terre et à une existence sans intérêt ; c’était un échantillon typique de ce milieu. Assez dépourvu d’imagination pour affronter sans crainte le danger, il était assez fort et assez habile pour le surmonter brillamment. Il acceptait les ordres instantanément, menait sans défaillir les hommes de son peloton et vouait à son général une adoration inébranlable.
Et avec cela, il avait une heureuse nature. S’il tuait un homme – en service commandé – sans la moindre hésitation, c’était également sans la moindre animosité.
Que le sergent Luk actionnât le signal de la porte avant d’entrer était une nouvelle preuve de tact car il aurait été parfaitement en droit d’entrer sans annoncer sa venue.
Les deux prisonniers levèrent les yeux de leur repas du soir et l’un d’eux appuya du pied sur la pédale qui commandait l’arrêt du petit transmetteur de poche d’où sortait une voix fêlée.