« Encore des livres ? » demanda Lathan Devers.
Le sergent tendit le cylindre de pellicule bien serré et se gratta la nuque.
« Ça appartient à l’ingénieur Orre, mais il faudra le lui rendre. Il compte l’envoyer à ses gosses, vous savez, en souvenir, quoi. »
Ducem Barr tourna le cylindre entre ses mains d’un air intéressé.
« Et où l’ingénieur l’a-t-il trouvé ? Il n’a pas de transmetteur, non ? »
Le sergent secoua la tête. Il désigna le vieil appareil délabré au pied du lit.
« C’est le seul qu’il y ait ici. Ce type, Orre, voyez-vous, il a trouvé ce livre dans un de ces grands mondes pénitentiaires que nous avons capturés. Ils avaient ça dans un grand bâtiment, et il a dû tuer quelques indigènes qui essayaient de l’empêcher de partir avec. » Il regarda l’objet d’un air approbateur. » Ça fait un joli souvenir… pour les gosses. »
Il se tut, puis reprit d’un ton furtif :
« Vous savez, il y a de grandes nouvelles qui circulent. Ça n’est qu’une rumeur, mais quand même, il faut que je vous le dise. Le général a remis ça. (Il hocha la tête lentement, gravement.)
— Pas possible ? fit Devers. Et qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il a bouclé le blocus, voilà. » Le sergent eut un petit rire de fierté paternelle. » N’est-ce pas qu’il est fort ? Un des gars qui fait toujours de belles phrases dit que ça s’est passé aussi harmonieusement que la musique des sphères, mais je ne sais pas de quoi il parle.
— La grande offensive commence maintenant ? demanda Barr d’un ton calme.
— J’espère bien, répondit l’autre avec assurance. J’ai envie de regagner mon bord, maintenant que mon bras est rafistolé. J’en ai assez de traîner mes guêtres ici.
— Moi aussi », marmonna brusquement Devers d’un ton farouche.
Le sergent le regarda d’un air hésitant, puis dit : » Il faut que je m’en aille maintenant. Le capitaine va faire sa ronde et j’aimerais autant qu’il ne me surprenne pas ici. » Il s’arrêta sur le seuil. » A propos, monsieur, dit-il en s’adressant avec une brusque timidité au Marchand, j’ai eu des nouvelles de ma femme. Elle dit que le petit réfrigérateur que vous m’avez donné, pour lui envoyer, marche admirablement. Ça ne lui coûte rien et elle conserve dedans à peu près un mois de vivres. Je vous remercie bien.
— Allons donc, laissez ça. »
La grande porte se referma sans bruit derrière le visage souriant du sergent.
Ducem Barr se leva de son siège.
« Ma foi, il nous paye bien le réfrigérateur. Voyons un peu ce nouveau livre. Ah ! le titre a disparu. »
Il déroula un mètre environ de la pellicule et l’examina à la lumière. Puis, il murmura :
« Tiens, tiens, c’est le Jardin de Summa, Devers.
— Ah ! oui ? » fit le Marchand d’un ton parfaitement indifférent. Il repoussa ce qui restait de son dîner. » Asseyez-vous, Barr. Ça ne fait aucun bien d’écouter cette littérature d’autrefois. Vous avez entendu ce qu’a dit le sergent ?
— Oui. Et alors ?
— L’offensive va commencer. Et nous restons assis là !
— Où voulez-vous vous asseoir ?
— Vous savez ce que je veux dire. Inutile d’attendre.
— Vous croyez ? » Barr ôtait soigneusement la bobine du transmetteur pour y installer celle que le sergent venait d’apporter. » Vous m’avez beaucoup parlé de l’histoire de la Fondation depuis un mois, et il me semble que, lors des crises précédentes, les grands chefs n’ont guère fait autre chose que de rester assis… et d’attendre.
— Ah ! Barr, mais ils savaient où ils allaient.
— Vous croyez ? Ils l’ont sans doute dit quand cela a été fini, et c’était peut-être vrai. Mais rien ne prouve que les choses ne se seraient pas aussi bien passées s’ils n’avaient pas su où ils allaient. Les forces économiques et sociologiques profondes ne sont pas dirigées par des individus.
— Inutile de me dire que les choses n’auraient pas tourné plus mal non plus, ricana Devers. C’est un raisonnement qu’on peut retourner. » Une lueur songeuse passa dans son regard. » Dites donc, et si je le descendais ?
— Qui ça ? Riose ?
— Oui. »
Barr soupira. On sentait passer dans ses yeux le reflet d’un long passé.
— L’assassinat n’est pas la solution, Devers. Je l’ai essayé, après provocation, quand j’avais vingt ans, mais cela n’a rien résolu. J’ai fait disparaître de Siwenna un triste personnage, mais le joug impérial est resté ; et c’était le joug impérial et non le triste personnage qui importait.
— Mais Riose n’est pas seulement un individu haïssable. Il est toute cette maudite armée. Sans lui, elle s’écroulerait. Ils sont pendus à ses basques comme des enfants. Ce sergent a les larmes aux yeux chaque fois qu’il parle de lui.
— Tout de même, il y a d’autres armées et d’autres chefs. Il faut aller plus profondément. Prenez ce Brodrig, par exemple : personne plus que lui n’a l’oreille de l’empereur. Il pourrait réclamer des centaines d’astronefs, alors que Riose doit s’arranger avec dix. Je le connais de réputation.
— Ah ! oui ? Que savez-vous de lui ? fit le Marchand avec un brusque intérêt.
— Vous voulez que je vous fasse un dessin ? C’est une canaille de basse extraction qui, à force d’habiles flatteries, s’est acquis les faveurs de l’empereur ; il est détesté par les courtisans, autres échantillons de vermine eux-mêmes, car il ne peut prétendre ni à la naissance ni à l’humilité. Il est en toute chose le conseiller de l’empereur et son instrument dans les pires entreprises. D’instinct, il est infidèle, mais il est loyal par nécessité. Il n’y a pas un homme dans l’Empire aussi subtil dans sa vilenie, ni aussi brutal dans ses plaisirs. On dit qu’il faut passer par lui pour accéder aux faveurs de l’empereur ; et qu’il faut passer par l’infamie pour accéder aux siennes.
— Bigre ! fit Devers en tirant d’un air songeur sur sa barbe. Et c’est lui que l’empereur a envoyé ici pour surveiller Riose. Savez-vous que j’ai une idée ?
— Je le sais maintenant.
— Et si ce Brodrig trouve antipathique la jeune coqueluche de notre armée ?
— C’est sans doute déjà le cas. Il n’est pas d’un tempérament très affectueux.
— Imaginez que les choses tournent vraiment mal. L’empereur pourrait en entendre parler et Riose pourrait avoir des ennuis.
— Ma foi, c’est assez probable. Mais comment proposez-vous de faire arriver cela ?
— Je ne sais pas. J’imagine qu’on pourrait le corrompre ?
— Oui, fit le patricien en riant doucement, dans une certaine mesure, mais pas comme vous avez corrompu le sergent : pas avec un réfrigérateur de poche. Et même si vous le faites à son échelle, ça n’en vaudrait pas la peine. Il n’y a probablement personne qui se laisse aussi facilement corrompre, mais il manque même de l’honnêteté fondamentale de l’honorable corruption. Il ne reste pas corrompu ; à aucun prix. Trouvez autre chose. »
Devers croisa les jambes et se mit à balancer nerveusement le pied.
« Tout de même, c’est la première solution que j’entrevois… »
Il s’interrompit : le signal de la porte clignotait de nouveau et le sergent réapparut sur le seuil. Il avait l’air excité, et son large visage était rouge et grave.
« Monsieur, commença-t-il en s’efforçant nerveusement d’être déférent, je vous suis très reconnaissant pour le réfrigérateur et vous m’avez toujours parlé comme il faut, bien que je ne sois que le fils d’un fermier et que vous soyez tous les deux de grands seigneurs. »