« Songez, continua-t-il avec feu, à quoi en est réduite la bordure extérieure de la Galaxie, en ces jours de rupture et d’indépendance, et demandez-vous si, pour assouvir une vengeance mesquine, vous voudriez faire renoncer Siwenna à sa position de province protégée par une flotte puissante, pour la faire tomber dans un monde barbare au sein d’une Galaxie barbare, où tout sombrerait dans une misère et une décadence communes.
— C’est si grave… déjà ! murmura le Siwennien.
— Non, avoua Riose. Même si nous vivions quatre fois l’âge normal, nous ne risquerions sans doute encore rien. Mais c’est pour l’Empire que je me bats ; pour cela, et pour une tradition militaire qui représente quelque chose pour moi seul, et que je ne puis vous faire partager. C’est une tradition militaire bâtie sur l’institution impériale que je sers.
— Vous devenez mystique, et j’ai toujours du mal à comprendre le mysticisme d’un autre.
— Peu importe. Vous comprenez le danger de cette Fondation.
— C’est moi qui vous ai fait remarquer ce que vous appelez le danger, avant même que vous quittiez Siwenna.
— Vous vous rendez compte alors qu’il faut l’étouffer dans l’œuf, faute de quoi ce ne sera peut-être plus possible. Vous connaissiez l’existence de cette Fondation avant que quiconque en ait entendu parler. Vous en savez plus sur elle que n’importe qui d’autre dans l’Empire. Vous savez probablement quels seraient les meilleurs moyens de l’attaquer ; et vous pouvez probablement me mettre en garde contre ses ripostes éventuelles. Allons, soyons amis. »
Ducem Barr se leva.
« L’aide que je pourrais vous donner ne veut rien dire, dit-il sans ambages. Je ne vais donc pas vous l’imposer.
— Ce sera à moi de juger de sa signification.
— Non, je suis sérieux. Toute la puissance de l’Empire ne parviendrait pas à écraser ce monde pygmée.
— Pourquoi donc ? fit Bel Riose, les yeux étincelants de fureur. Non, restez où vous êtes, je vous dirai quand vous pourrez partir. Pourquoi ? Si vous pensez que je sous-estime cet ennemi que j’ai découvert, vous vous trompez. Patricien, reprit-il comme à regret, j’ai perdu un astronef au retour. Je n’ai pas la preuve qu’il soit tombé entre les mains de la Fondation ; mais on ne l’a pas retrouvé depuis lors et, s’il s’agissait d’un simple accident, on aurait certainement retrouvé sa coque en route. Ce n’est pas une perte considérable, pas même le dixième d’une piqûre de puce, mais cela veut peut-être dire que la Fondation a déjà entamé les hostilités. Un pareil empressement et un tel mépris des conséquences pourraient signifier la présence de forces secrètes dont je ne sais rien. Pouvez-vous m’aider alors en répondant à une question précise ? Quelle est leur puissance militaire ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Alors expliquez-vous. Qu’est-ce qui vous permet de dire que l’Empire est incapable de vaincre ce minuscule ennemi ? »
Le Siwennien se rassit et détourna la tête pour fuir le regard fixe de Riose.
« Parce que, dit-il gravement, j’ai foi dans les principes de la psychohistoire. C’est une science étrange. Elle est parvenue à la maturité mathématique avec un homme, Hari Seldon, et elle s’est éteinte avec lui, car nul depuis lors n’a su en manipuler les mécanismes délicats. Mais, durant cette brève période, elle s’est révélée l’instrument le plus puissant jamais inventé pour l’étude de l’humanité. Sans prétendre prédire les actions des individus, elle a énoncé des lois précises, justifiables de l’analyse mathématique et de l’extrapolation, pour gouverner et prédire l’action collective de groupes humains.
— Mais…
— C’est cette psychohistoire que Seldon et ses collaborateurs ont pleinement utilisée pour établir la Fondation. Le lieu, le temps, les circonstances, tout concorde mathématiquement et inéluctablement jusqu’au développement de l’Empire Universel. »
La voix de Riose tremblait d’indignation.
« Vous voulez dire que l’art de ce charlatan prédit que j’attaquerai la Fondation et que je perdrai telle et telle bataille pour telle ou telle raison ? Vous essayez de me faire croire que je suis un robot stupide qui suit une course prédéterminée vers l’abîme ?
— Non, répliqua sèchement le vieux patricien. Je vous ai déjà dit que la science ne s’occupait pas des actions individuelles. C’est l’arrière-fond, plus vaste, qui a été prévu.
— Alors, nous sommes aux mains de la déesse de la nécessité historique.
— De la nécessité psychohistorique, murmura Barr.
— Et si j’exerce ma prérogative du libre arbitre ? Si je choisis d’attaquer l’année prochaine ou de ne pas attaquer du tout ? Quelle latitude me laisse la déesse ?
— Attaquez maintenant ou jamais, fit Barr en haussant les épaules, avec un seul astronef ou avec toute la force de l’Empire ; par les armes ou par le blocus économique ; en déclarant la guerre loyalement ou en tendant une embuscade. Faites ce que bon vous semblera dans le plein exercice de votre libre arbitre. Vous perdrez quand même.
— A cause de Hari Seldon ?
— A cause des mathématiques du comportement humain, qu’on ne peut ni arrêter, ni dévier, ni retarder. »
Les deux hommes se dévisagèrent longuement, puis le général recula.
« J’accepte le défi, dit-il simplement. Une volonté vivante contre une science morte. »
IV
CLÉON II : … Communément appelé le » Grand ». Dernier empereur fort du premier Empire, il est important en raison de la renaissance politique et artistique qui eut lieu durant son long règne. Mais il est surtout connu dans la littérature romanesque pour ses rapports avec Bel Riose et, pour le commun des mortels, il est simplement » l’empereur de Riose ». Les événements de la dernière année de son règne ne doivent pas rejeter dans l’ombre quarante ans de…
Cléon II était le Maître de l’Univers. D’autre part, Cléon II souffrait d’un mal douloureux et qu’on n’avait pu diagnostiquer. Par un étrange détour des affaires humaines, ces deux affirmations ne s’excluent pas mutuellement et ne sont même pas tellement incompatibles. Il y a eu un nombre accablant de précédents dans l’histoire.
Mais Cléon II se moquait bien des précédents. Méditer sur une longue liste de cas analogues ne soulagerait pas d’un iota ses souffrances personnelles. Cela ne le consolait pas plus de penser que, si son arrière-grand-père avait été un pirate gouvernant une planète minuscule, lui-même donnait dans le palais de plaisirs d’Ammenetik le Grand, héritier d’une lignée de dirigeants galactiques qui s’étendait jusqu’à un lointain passé. Cela ne le consolait pas non plus de se dire que les efforts de son père avaient nettoyé l’Empire des taches lépreuses de la rébellion, pour lui faire retrouver la paix et l’unité qu’il avait connues sous Stanel VI ; si bien que, pendant les vingt-cinq années de son règne, aucun nuage de révolte n’en avait assombri la gloire.
L’empereur de la Galaxie et le maître de toutes choses gémissait en secouant la tête sur le champ de force qui entourait ses oreillers. Ce champ magnétique se laissait doucement enfoncer et, à cet agréable contact, Cléon se détendit un peu. Il se redressa péniblement et contempla d’un œil sombre les murs lointains de la grande pièce. C’était trop vaste. Toutes les chambres étaient trop vastes.