Mais mieux valait être seul durant ces crises qui le paralysaient que de subir le harcèlement des courtisans, leur compassion servile, leur stupidité condescendante. Mieux valait être seul que de voir ces masques insipides, derrière lesquels se déroulaient de tortueuses spéculations sur les probabilités de son trépas et les aléas de la succession.
Ces pensées le tourmentaient. Il y avait ses trois fils ; trois robustes garçons pleins de promesses et de vertu. Où disparaissaient-ils dans ces moments-là ? Ils attendaient, sans nul doute. Chacun surveillait l’autre, et tous le surveillaient.
Il s’agita nerveusement. Et voilà maintenant que Brodrig demandait audience. Ce Brodrig, de basse extraction mais fidèle ; fidèle parce qu’il était l’objet d’une haine cordiale et unanime, seul point sur lequel se rencontraient les douzaines de coteries qui divisaient la cour.
Brodrig, le fidèle favori, qui était bien obligé d’être fidèle, puisqu’à moins de posséder l’astronef le plus rapide de la Galaxie et d’y prendre place le jour du décès de l’empereur, il se retrouverait dès le lendemain dans la chambre d’atomisation.
Cléon II effleura le bouton fixé sur le bras de son large divan, et la grande porte au fond de la chambre devint transparente.
Brodrig avança sur le tapis rouge et s’agenouilla pour baiser la main molle de l’empereur.
« Votre santé, Sire ? demanda le secrétaire privé, d’un ton marqué d’une sollicitude de bon aloi.
— Je vis, répliqua l’empereur avec exaspération, si l’on peut parler de vie quand la première canaille capable de lire un livre de médecine m’utilise comme cobaye pour ses tristes expériences ! S’il existe un remède chimique, physique ou atomique qu’on n’ait pas encore essayé, dès demain, des charlatans venus des confins du royaume arriveront pour l’expérimenter. Et tout livre de médecine découvert depuis peu – et vraisemblablement faux – sera considéré comme faisant autorité.
« Par la mémoire de mon père, marmonna-t-il, on dirait qu’il n’existe pas un bipède qui puisse étudier une maladie en se fiant à ses seuls yeux. Il n’y en a pas un capable de vous prendre le pouls sans avoir devant lui quelque ouvrage des anciens. Je suis malade et ils appellent ça mal non identifié. Les imbéciles ! Si, au cours des âges, le corps humain découvre de nouvelles façons de se détraquer, ce seront des maladies incurables car les anciens ne les auront pas étudiées. »
L’empereur débita tout un chapelet de jurons tandis que Brodrig le laissait parler avec déférence.
« Combien attendent dehors ? demanda Cléon II avec mauvaise humeur, tout en désignant de la tête la direction de la porte.
— Il y a la foule habituelle dans le grand vestibule, dit patiemment Brodrig.
— Eh bien, qu’ils attendent. Les affaires de l’Etat me retiennent. Que le capitaine de la garde l’annonce. Ou bien, attendez, oubliez les affaires de l’Etat. Faites simplement annoncer que je ne donne pas audience, et que le capitaine de la garde prenne un air lugubre. Peut-être les chacals qu’il y a parmi eux se révéleront-ils, ricana l’empereur.
— Le bruit court, Sire, dit Brodrig d’un ton uni, que c’est votre cœur qui vous donne des ennuis.
— Il causera plus d’ennuis à d’autres qu’à moi-même, s’il en est qui agissent prématurément en se fondant sur cette rumeur. Mais qu’est-ce que vous me voulez ? Finissons-en. » Brodrig, sur un geste de l’empereur, se releva et dit : » Il s’agit du général Bel Riose, le gouverneur militaire de Siwenna.
— Riose ? fit Cléon II en fronçant les sourcils. Je ne le situe pas. Attendez, est-ce lui qui a envoyé cet étrange message, il y a quelques mois ? Oui, je me souviens. Il suppliait qu’on l’autorise à se lancer dans une carrière de conquérant pour la gloire de l’Empire et de l’empereur.
— Exactement, Sire. »
L’empereur eut un petit rire.
« Pensiez-vous qu’il me restait encore des généraux comme ça, Brodrig ? Quel curieux atavisme ! Que lui a-t-on répondu ? J’imagine que vous vous en êtes chargé.
— En effet, Sire. Il a eu la consigne d’envoyer un supplément d’informations et de ne prendre aucune mesure impliquant une intervention de la flotte sans de nouveaux ordres de l’Empire.
— Hum. C’est assez prudent. Qui est ce Riose ? A-t-il jamais été à la cour ? »
Brodrig acquiesça.
« Il a commencé sa carrière comme cadet dans les gardes il y a dix ans. Il a participé à cette affaire du côté de l’Amas de Lemul.
— L’Amas de Lemul ? Vous savez, ma mémoire n’est pas très… Etait-ce la fois où un jeune soldat a sauvé deux astronefs de ligne d’une collision en… heu… en faisant je ne sais plus quoi ? » Il eut un geste d’impatience. » Je ne me souviens pas des détails, mais c’était quelque chose d’héroïque.
— Ce soldat, c’était Riose. Cela lui a valu de l’avancement, dit sèchement Brodrig, et un poste de commandant d’astronef.
— Et le voilà aujourd’hui gouverneur militaire d’un système frontalier, si jeune. C’est un garçon doué, Brodrig !
— Mais il n’est pas sûr, Sire. Il vit dans le passé. Il rêve des temps anciens, ou plutôt des mythes liés aux temps anciens. Des hommes comme lui sont inoffensifs par eux-mêmes, mais leur étrange manque de réalisme les rend dangereux pour autrui. Ses hommes, m’a-t-on dit, sont totalement sous sa coupe. C’est un de vos généraux les plus populaires.
— Vraiment ? fit l’empereur d’un ton songeur. Ma foi, Brodrig, je ne désire pas n’être servi que par des incompétents. Lesquels au demeurant ne sont guère plus fidèles.
— Un traître incompétent n’est pas dangereux. Ce sont plutôt les hommes doués qu’il faut surveiller.
— Notamment vous, Brodrig ? fit Cléon en riant, puis une grimace de douleur lui crispa le visage. Allons, oubliez la remontrance pour l’instant. Quel nouveau développement y a-t-il à propos de ce jeune conquérant ? J’espère que vous n’êtes pas venu simplement pour remâcher des souvenirs.
— Sire, on a reçu un nouveau message du général Riose.
— Oh ? Et pour dire quoi ?
— Il est allé espionner le pays de ces barbares et il préconise une expédition en force. Ses arguments sont longs et assez ennuyeux ; je ne veux pas importuner Votre Majesté Impériale pour le moment, alors que vous êtes souffrant. D’autant plus qu’on en discutera tout à loisir lors de la session du Conseil des Seigneurs, ajouta-t-il en lançant à l’empereur un regard en coulisse.
— Les Seigneurs ? fit Cléon II en fronçant les sourcils. Est-ce une question qui les concerne, Brodrig ? Cela entraînera de nouvelles exigences pour une interprétation plus large de la Charte. On en arrive toujours là.
— C’est inévitable, Sire. Il aurait peut-être mieux valu que votre auguste père eût été en mesure d’écraser la dernière rébellion sans octroyer la Charte. Mais puisqu’elle est là, il nous faut la supporter pour l’instant.
— Vous avez raison, je pense. Alors, va pour les Seigneurs. Mais pourquoi toute cette solennité, mon cher ? Ça n’est, après tout, qu’un point secondaire. Une victoire dans une région-frontière avec des effectifs limités n’est guère une affaire d’Etat. »
Brodrig eut un petit sourire.
« C’est l’affaire d’un idiot romanesque, dit-il calmement ; mais même un idiot romanesque peut être une arme redoutable, quand un rebelle qui, lui, n’est pas romanesque, l’utilise comme un instrument. Sire, l’homme était populaire ici et il l’est là-bas. Il est jeune. S’il annexe une vague planète barbare, il deviendra un conquérant. Or, un jeune conquérant qui a montré qu’il était capable d’éveiller l’enthousiasme de pilotes, de mineurs, de commerçants et autres racailles, est dangereux à toutes les époques. Même s’il n’avait pas le désir de vous faire subir le sort que votre auguste père a réservé à l’usurpateur Ricker, un de nos loyaux seigneurs du domaine pourrait décider de faire de lui son instrument. »