A son apogée, Trantor avait dirigé l’Empire !
Elle le dirigeait tant bien que mal mais rien n’aurait pu le diriger convenablement. L’Empire était bien trop vaste pour être gouverné depuis une planète unique – même sous la férule du plus dynamique des empereurs. Comment Trantor aurait-elle pu le gouverner mieux quand, en pleine décadence, la couronne impériale se voyait marchandée par des politiciens retors ou des imbéciles incompétents, tandis que la bureaucratie était devenue l’école de la corruption ?
Mais même aux plus sombres moments, toute cette pesante machinerie gardait une certaine valeur en soi. L’Empire Galactique n’aurait pu fonctionner sans Trantor.
Il s’effritait régulièrement mais aussi longtemps que Trantor restait Trantor, subsistait un noyau d’Empire, maintenant toutes les apparences de la gloire, de la pérennité, de la tradition, du pouvoir – et de l’exaltation…
Ce ne fut que lorsque l’impensable arriva – la chute de Trantor et sa mise à sac ; la mort pour des millions de ses citoyens et la famine pour des milliards d’autres ; la destruction de son épaisse carapace métallique, déchirée, perforée, fondue, sous les coups de la flotte « barbare » –, ce fut à ce moment seulement que l’Empire voulut bien admettre sa chute. Les survivants d’une planète jadis imposante achevèrent de détruire ce qui avait pu subsister et, en l’espace d’une génération, Trantor, qui avait été la plus grande planète qu’eut jamais connue la race humaine, n’était plus devenue qu’un inconcevable amas de ruines.
Tout cela remontait à deux siècles et demi. Mais dans le reste de la Galaxie, on n’avait toujours pas oublié la Trantor d’antan. Elle continuerait de vivre éternellement, site de choix des romans historiques, symbole éternel ou souvenir du passé, et nom qui revenait sans cesse dans des expressions telles que : « Tous les astronefs atterrissent à Trantor », « Plus long que de chercher quelqu’un à Trantor », ou « Entre ça et Trantor, il y a un monde ».
Dans tout le reste de la Galaxie…
Mais ce n’était pas vrai sur Trantor même ! Ici, on avait oublié la Trantor de jadis. La surface métallique avait disparu presque partout. Trantor était à présent un monde agraire peuplé de rares colonies vivant en autarcie, un endroit où les vaisseaux de commerce faisaient rarement escale – et où d’ailleurs ils n’étaient pas spécialement les bienvenus. Ce nom même de « Trantor », bien que toujours officiellement en usage, avait disparu du langage courant : les Trantoriens contemporains appelaient leur planète « Hame », une déformation dialectale du terme « Home » utilisé en galactique classique.
C’est à tout cela que songeait Quindor Shandess, et à bien d’autres choses, en s’asseyant tranquillement, dans cet état béni de semi-léthargie où il pouvait laisser librement dériver son esprit au gré de ses pensées errantes.
Cela faisait dix-huit ans qu’il était Premier Orateur de la Seconde Fondation et il pouvait bien tenir dix ou douze ans de plus si son esprit restait raisonnablement alerte et s’il pouvait continuer à déjouer les intrigues politiques.
Il était l’analogue, l’exact reflet du Maire de Terminus qui dirigeait la Première Fondation, pourtant, comme ils pouvaient différer dans tous les domaines ! Le Maire de Terminus était connu de toute la Galaxie et la Première Fondation était par conséquent la « Fondation » tout court pour toutes les planètes. Le Premier Orateur de la Seconde Fondation n’était quant à lui connu que de ses associés.
Et pourtant, c’était la Seconde Fondation, sous son égide et celle de ses prédécesseurs, qui détenait le véritable pouvoir. La Première Fondation avait certes la suprématie dans le domaine de la force physique, de la technologie, des armes de guerre. La Seconde Fondation avait, elle, la suprématie dans le domaine de la force mentale, des pouvoirs de l’esprit et de la capacité à les diriger. Dans l’éventualité d’un conflit entre les deux, qu’importait la quantité d’armes et de vaisseaux dont disposait la Première Fondation si la Seconde était à même de contrôler l’esprit de ceux qui dirigeaient ces armes et ces vaisseaux ?
Mais combien de temps pourrait-il se délecter encore de l’existence de ce pouvoir secret ?
Il était le vingt-cinquième Premier Orateur et la durée de son mandat avait déjà quelque peu dépassé la moyenne. Ne devrait-il pas plutôt être moins enclin à s’accrocher, à écarter les plus jeunes aspirants ? L’Orateur Gendibal, par exemple, le dernier admis mais pas le moins ardent à la Table. Il devait le voir ce soir et Shandess attendait beaucoup de cette rencontre. Devrait-il également s’attendre à lui laisser peut-être sa place un jour ?
La réponse à cette question était que Shandess n’avait pas vraiment l’intention de quitter son poste. Il s’y plaisait trop. Il restait donc là, un vieillard, mais parfaitement capable encore d’exercer les devoirs de sa tâche. Ses cheveux étaient gris mais ils avaient toujours été clairs et comme il les portait taillés court, leur teinte n’avait guère d’importance. Ses yeux étaient d’un bleu délavé et ses habits avaient la coupe terne des vêtements que portaient les fermiers trantoriens.
Le Premier Orateur pouvait, s’il le voulait, se faire passer au milieu des Hamiens pour un des leurs, mais son pouvoir caché n’en subsistait pas moins : il pouvait à tout moment décider de fixer son œil ou son esprit afin de les forcer à se plier à sa volonté sans qu’ils en gardent le moindre souvenir par la suite.
Mais cela se produisait rarement. Pour ainsi dire jamais. La règle d’or de la Seconde Fondation était : « Ne jamais rien faire qu’on n’y soit obligé et s’il faut tout de même agir, alors hésiter. »
Le Premier Orateur soupira doucement. Vivre dans la vieille Université, à l’ombre de la grandeur passée des ruines proches du Palais impérial, finissait par vous laisser songeur quant à la validité de cette règle d’or.
A l’époque du Grand Pillage, la règle d’or avait été durement mise à l’épreuve : il n’y avait pas moyen de sauver Trantor sans sacrifier le Plan Seldon destiné à instaurer un second Empire. Il aurait certes été humain d’épargner ses quarante-cinq milliards d’habitants mais le faire eût été maintenir le noyau du premier Empire et donc retarder le calendrier ; cela n’aurait en fin de compte qu’abouti à une plus grande destruction quelques siècles plus tard et peut-être empêché définitivement toute instauration d’un second Empire…
Les Tout Premiers Orateurs avaient planché des décennies durant sur la prévision clairement énoncée de cette destruction finale mais sans y trouver aucun remède – il n’y avait pas moyen à la fois de sauver Trantor et de préparer l’avènement du second Empire. Entre deux maux, il avait fallu choisir le moindre et c’est ainsi que Trantor avait été détruite !
Les Fondateurs de ce temps-là étaient parvenus – d’un cheveu – à sauver le complexe Université/Bibliothèque, ce qui avait encore été une source perpétuelle de culpabilité par la suite. Bien que personne n’ait jamais pu démontrer que sauver le complexe avait conduit à l’ascension météorique du Mulet, on s’accordait intuitivement à lier les choses.
Comme on avait alors frôlé la catastrophe totale ! Pourtant, après les années sombres du Pillage et du Mulet, était venu l’âge d’or de la Seconde Fondation.
Mais avant cela, et pendant plus de deux siècles et demi après la mort de Seldon, les Fondateurs s’étaient enfouis telles des taupes dans la Bibliothèque, dans le souci, avant tout, de se garder des Impériaux. Ils servirent donc comme bibliothécaires dans une société en décomposition qui se souciait de moins en moins de cette Bibliothèque Galactique qui méritait de moins en moins son nom et qui était tombée en désuétude – ce qui servait au mieux les intérêts de la Seconde Fondation.